Amara Essy vient de mourir. A Abidjan, le 7 avril 2025. Il était âgé de 80 ans. Homme d’Etat et diplomate ivoirien, il aura marqué son époque. Son parcours politique a été exceptionnel sous Houphouët-Boigny, Bédié, Gueï, Gbagbo, Ouattara, bien au-delà de ses attributions ministèrielles. Son parcours diplomatique l’a été tout autant sous d’autres cieux que ceux d’Abidjan, à Washington, Addis-Abeba et ailleurs.
Avec compétence et ce sens des nuances qui fait, hélas, désormais, de plus en plus défaut. Avec rigueur ; et une discrétion peu habituelle aux « élites » qui, parfois, confinait à l’orgueilleuse humilité de ceux qui aiment sortir des sentiers battus. Il était, disait-il, un adepte de la « diplomatie silencieuse ». Une façon d’être bien oubliée aujourd’hui.
Appartenant à une famille originaire de Kouassi-Datekro, dans le nord-est de la Côte d’Ivoire (non loin de Tanda qui se trouve sur la route Agnibilékrou-Bondoukou), Amara Esssy était né le 20 décembre 1944 à Bouaké. Fils d’un commis de l’administration postale (animiste mais converti à l’islam parce que c’était la religion de son « tuteur »), Amara Essy fera ses études en Côte d’Ivoire puis en France (où il a été accueilli par un oncle), à Rochefort-sur-Mer d’abord, à Loudun ensuite où il obtiendra son bachot.
Inscrit à l’université de Poitiers, un accident de voiture va l’envoyer à l’hôpital. Sa convalescence achevée, il choisira de rejoindre Abidjan pour y poursuivre des études d’histoire. Mais c’est finalement à Paris qu’il obtiendra sa licence avant de s’engager pour une période de trois mois comme mousse sur un cargo armé au Havre.
Il envisagera d’être conseiller juridique après s’être inscrit en droit, fera un bref passage au cabinet du ministre de l’Education nationale à Abidjan, reviendra à Paris, obtiendra un DES de droit public et se formera à la diplomatie dans le cadre de la Dotation Carnegie pour la paix internationale. Il se disait alors de gauche, lisait Marx et Lénine et aurait participé à des camps de vacances en URSS avec les « pionniers » du Parti communiste.
Une longue carrière au sein des Nations unies
A compter de 1970, il rejoindra la diplomatie ivoirienne de manière quelque peu informelle. Il sera en poste au Brésil (1971-1972) ; ce qui lui permettra d’apprendre et de maîtriser le portugais mais aussi de satisfaire son intérêt pour le football (il était parfois confondu avec Pelé, les deux hommes ayant effectivement un « air de ressemblance »), la musique afro-cubaine et la diversité culturelle (musulman pratiquant, il était marié à une catholique). Puis, il intégrera la mission permanente de la Côte d’Ivoire auprès de l’ONU (1973), rejoindra (1975-1978) Genève et Vienne, toujours dans le cadre onusien.
Ambassadeur à Berne (1978-1981). Il sera par la suite nommé représentant permanent de la Côte d’Ivoire auprès des Nations unies avec attributions pour l’Argentine et Cuba (par ailleurs, il présidera le Conseil de sécurité en janvier 1990). C’est alors qu’il sera appelé au gouvernement (le premier formé par Alassane D. Ouattara tout juste nommé premier ministre, mais un « américain » tout comme Amara Essy puisqu’il était en poste au FMI à Washington) au portefeuille des Affaires étrangères. Nous étions alors le 30 novembre 1990. Amara Essy prenait la suite de Siméon Aké, en fonction depuis 1977.
Ministre des Affaires étrangères sous Bouphouët-Boigny et Bédié
Quand, à la suite de la mort de Félix Houphouët-Boigny, Henri Konan Bédié accédera à la présidence de la République, Amara Essy conservera son portefeuille.
Sous Félix Houphouët-Boigny, il avait été le premier haut responsable ivoirien à se rendre en visite officielle en Afrique du Sud encore soumise à l’apartheid. Il s’investira également dans les crises que connaîtront la Guinée Bissau, la Sierra Leone, dans la résolution de la guerre civile en Angola se rendant à Luanda, à Huambo et à Jamba, QG de Jonas Savimbi, le leader de l’Unita, et organisant les pourparlers inter-angolais d’Abidjan (1993).
Sous Henri Konan Bédié, il organisera la visite officielle de celui-ci en France (1994) et présidera (1994-1995) la 49è session de l’Assemblée générale des Nations unies (il sera le premier représentant d’un pays francophone d’Afrique à être ainsi honoré). Fort de son expérience onusienne, il briguera, en 1996, la succession de l’égyptien Boutros Boutros-Ghali au secrétariat général des Nations unies ; mais c’est le ghanéen Kofi Annan qui sera élu. Il sera candidat au secrétariat général de l’OUA en 1997 mais échouera dès lors que Bédié aura retiré sa candidature. C’est le sortant, le tanzanien Salim Ahmed Salim, qui sera élu.
Il arrivait de Londres, la nuit de Noël 1999, quand Bédié perdra le pouvoir à Abidjan. Il débarquera, après un stop à Accra, dans une capitale livrée aux putschistes. Il fera le choix de se rendre volontairement au camp militaire d’Akouédo, dans l’est de la capitale, où étaient détenus les ministres. Il craignait pour la sécurité de sa famille. Il y passera trois jours. Ce qui ne manquera pas de préoccuper ses amis algériens, notamment le « Monsieur Afrique » du président Abdelaziz Bouteflika, qui s’inquiéteront de son sort auprès du Comité de salut public.
Amara Essy ne tardera pas à reprendre du service. Il fera partie du premier cercle qui gravitait autour du général Robert Gueï qui avait pris la suite de Bédié. Il y avait là le colonel Mouassi Grena (qui sera ministre de l’Intérieur), Tidjane Thiam (qui refusera la primature), Zirimba Aka Marcel (secrétaire général de la présidence de la République), Georges Ouégnin (l’omniprésent « protocole » du Vieux et de Bédié) mais également Charles Gomis, lui aussi un diplomate « américain » (il a été ambassadeur au Brésil puis aux Etats-Unis) qui, le 10 mars 2000, prendra la suite de Amara Essy au portefeuille des affaires étrangères rebaptisé « Relations extérieures ».
Amara Essy, quant à lui, sera nommé émissaire de Gueï auprès du président algérien alors président en exercice de l’OUA. Il s’agissait de conforter Bouteflika dans la volonté de la nouvelle équipe au pouvoir que la légalité républicaine serait rétablie en octobre 2000 et qu’il convenait donc de ne pas exclure la Côte d’Ivoire de l’organisation panafricaine dont le prochain sommet devait se tenir à Lomé en juin 2000.
Au lendemain de l’élection à la présidence de la République de Laurent Gbagbo, il sera nommé par Kofi Annan envoyé spécial des Nations unies en Centrafrique et au Congo Brazzaville.
Architecte du passage de l’OUA à l’UA
Au cours de l’été 2001, Amara Essy sera élu secrétaire général de l’OUA. Avec pour mission de transformer l’OUA en Union africaine (UA), selon les ambitions de Mouammar Kadhafi (qui n’avait pas soutenu la candidature de Amara Essy). En juillet 2002, il sera reconduit dans ses fonctions, présidant pendant un an la Commission intérimaire chargée de la mise en place des 17 institutions de l’UA.
Dans le même temps, en Côte d’Ivoire, les événements des 18-19 septembre 2002 vont couper le pays en deux et, très vite, la France, avec le soutien de la communauté internationale, qui intervenait sur le terrain pour séparer les deux camps ennemis, va s’efforcer d’organiser le pouvoir à Abidjan dans le cadre des accords de Marcoussis. A la recherche d’un premier ministre de « consensus » entre le pouvoir légal et les différentes factions rebelles, c’est Gbagbo qui proposera le nom de Amara Essy (les deux hommes s’étaient connus pendant leurs études universitaires). Que récusera le leader de la rébellion, Guillaume Soro, le considérant comme « ivoiritaire ». Ce sera finalement Seydou Diarra qui sera nommé.
Candidat à la présidence de la Commission de l’UA en juillet 2003, Amara Essy échouera dès lors que Gbagbo lui aura retiré son soutien sous la pression de plusieurs de ses pairs : la situation « incertaine » de la Côte d’Ivoire ne favorisait pas, selon eux, une candidature ivoirienne. Amara Essy va disparaître de la scène diplomatique officielle mais multipliera, en tant que consultant, les missions internationales, notamment en Asie du sud-est.
Candidat à la présidentielle 2015
Au cours de l’été 2012, alors que Ouattara avait conforté son pouvoir et que le Mali sombrait à son tour dans une crise qui prendra rapidement une ampleur internationale, Amara Essy sera nommé envoyé spécial du président de la République de Côte d’Ivoire (alors président de la Cédéao) à Alger, en charge du dossier malien. Cela tombait bien, son ami Abdelkader Messahel, dit Dadi, était ministre chargé des Affaires maghrébines et africaines et Alger était partie prenante et agissante à la résolution de la crise malienne. « L’Algérie connaît mieux que nous ce problème, dira Amara Essy : il y a eu les accords d’Alger signés entre les Maliens et le président Bouteflika à ce sujet ».
Amara Essy va revenir sur la scène ivoirienne. Mais, cette fois, ce sera la scène politique. Nous sommes en 2014. Ouattara achevait son premier mandat présidentiel. Alors que l’on s’attendait à ce que le pouvoir revienne au PDCI, qui avait soutenu le candidat du RHDP en 2010, Henri Konan Bédié décidera de passer le tour de son parti ; il le dira le 17 septembre 2014 lors de son « appel de Daoukro ». Une fois encore, il appellera à voter pour Ouattara. Mais, cette fois, dès le premier tour. C’est dire que le candidat du PDCI était Ouattara, candidat du RHDP. Ouattara plutôt qu’un PDCI qui ne serait pas Bédié.
Ce qui ne satisfera pas les planteurs ivoiriens regroupés au sein du Syndicat des producteurs individuels de café et de cacao de Côte d’Ivoire.
Le 7 décembre 2014, jour anniversaire de la mort de Félix Houphouët-Boigny, les planteurs présenteront leur candidat à la présidentielle. Il s’agissait d’Amara Essy qui « a l’avantage d’être une synthèse. Il est du groupe Akan et c’est un musulman pratiquant, respecté. Ensuite, il a un CV que personne d’autre n’a aujourd’hui en Côte d’Ivoire […] Il a en plus de ça un énorme respect pour Félix Houphouët-Boigny. Qui faut-il aller chercher d’autre ? C’est une évidence », diront les planteurs. Amara Essy prônait « une politique du dialogue, de la conciliation, de la paix sociale négociée, comme notre formation a su en mener dans le passé sous l’impulsion du président Houphouët-Boigny ».
Une décennie plus tard la problématique demeure la même
Amara Essy aimait à citer Albert Camus, qu’il disait avoir beaucoup lu : « Alors qu’ils pouvaient tout, ils ont osé si peu ». En fait, la citation est tronquée. Vulgarisée par Federico Mayor quand il était directeur général de l’Unesco, elle débute ainsi : « Je les mépriserais tous car alors, etc. ». Mais le mépris n’était pas un sentiment courant chez Amara Essy. Il n’empêche : les élites n’osent pas ; oser, c’est une prise de risque trop grande.
Il sera candidat à la présidentielle 2015. Il osera. Il est vrai qu’il n’avait pas grand-chose à perdre à 70 ans passés. Dissident du PDCI. Pas le seul dans ce cas ; il y avait aussi Kouadio Konan Bertin et Charles Konan Banny. Ce dernier, tout comme Amara Essy, retirera sa candidature à la veille du scrutin. Inutile de fracturer le parti plus qu’il ne l’était et d’injurier l’avenir. La présidentielle sera remportée, dès le premier tour, par Ouattara (près de 84 % des voix !).
Une décennie s’est écoulée depuis. Ouattara a également remporté la présidentielle de 2020 (un troisième mandat… !) et se prépare, probablement, a remettre le couvert cette année faute d’un autre « candidat naturel » dans les rangs du RHDP. Une décennie et pourtant la problématique posée le 7 décembre 2014 par Amara Essy est toujours d’actualité. Il évoquait alors une « Côte d’Ivoire d’à côté », affirmant que « les Ivoiriens veulent en majorité voir rétabli leur droit légitime de vivre en société les uns avec les autres, plutôt que de perpétuer l’opposition stérile des uns contre les autres ». Il ajoutait : « Nous devons, pour ce faire, sortir de la culture du clivage systématique et de l’état de tension permanent dans lesquels nous nous trouvons et travailler inlassablement à réconcilier la Côte d’Ivoire avec elle-même ». Il disait encore : « Notre politique doit veiller à accompagner, en la réglementant, l’économie populaire qui est encore pour beaucoup le seul moyen de survie. Notre politique doit rompre avec la fâcheuse tendance à la patrimonialisation de la chose publique. Car, affaiblir l’État, ses institutions, ses structures, ses services, c’est se metttre en danger. Il faut avoir conscience que sur notre continent l’Etat-nation demeure la forme optimale d’encadrement et de protection d’un entreprenariat qui concourt à la réalisation de l’idéal républicain ».
Le contexte en 2015 n’était pas celui qui prévaut en 2025. On ne peut que s’inquiéter, aujourd’hui plus encore qu’hier, du recul de « l’idéal républicain ». Pas seulement dans les pays qui ont succombé au verbiage anti-démocratique sous couvert d’anti-occidentalisation pour s’adonner aux régimes militaires d’exception mais également dans ceux dont on pouvait penser qu’ils étaient ancrés, pour longtemps, dans le strict respect de la Constitution et de son esprit. Préoccupant !
Jean-Pierre Béjot
La ferme de Malassis (France)
14 avril 2025
Source: LeFaso.net
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