Qui est cet homme qui riait à côté de sa voiture en panne face à son interlocuteur, au bord d’une route latéritique, bosselée ? Pourquoi Lamizana riait ? Pourquoi était-il zen, alors qu’en changeant sa roue, il n’aura plus de solution en cas d’une autre crevaison ? Que lui disait son interlocuteur d’aussi hilarant, au point d’oublier son sort peu enviable de passager d’une voiture crevée, obligé de rester au bord de la voie, sous le soleil, en attendant de pouvoir repartir, risquant d’arriver très en retard à ses rendez-vous ? Il s’est passé quelque chose d’émotionnellement dur sur la route régionale Yako-Tougan selon le souvenir d’un jeune lycéen. Mais au-delà de l’altercation d’un citoyen et d’un ancien président, que nous dit la réponse en sourire et en bienveillance du président Sangoulé Lamizana sur l’art de gouverner ?
De ce qui s’est passé ce jour-là, la réaction de l’agressé est celle d’un homme bon et juste et c’est elle que notre lecteur devra garder en mémoire à la fin de ce récit. Avant la description de l’altercation, de la colère de Lamine, faisons connaissance avec les protagonistes. Nous allons les découvrir, eux et leur bagarre, à travers les souvenirs d’un jeune lycéen rentrant au village pour les congés scolaires à bord d’une Peugeot bâchée d’un transporteur héroïque qui était pendant longtemps l’un des rares à emprunter ces routes difficiles qui mènent aux contrées abandonnées du Sourou et du Nayala (ce dernier n’existait pas encore en tant qu’entité administrative distincte à cette époque).
Ce transporteur généreux qui voulait servir ses frères, les aider à voyager, rejoindre la capitale, couper le village de son isolement, s’ouvrir sur le monde, s’appelait Koussoubé Lamine. C’est lui qui interpellait l’homme à la voiture crevée. Si celui-ci prenait avec le sourire cette aventure sur la route, l’autre était très fâché. Celui qui devrait être fâché était pourtant celui qui ne l’était pas. Il n’était pas n’importe qui. Ce n’était pas le dernier venu, le voyageur imperturbable. Il avait tout de même eu une vie pas banale, même si lui préférait avoir le sort de ses compatriotes, comme eux sans privilèges ni pour lui, ni pour sa région. Général de son état, il a été président de la République de Haute-Volta. Le général Aboubacar Sangoulé Lamizana, originaire du Sourou qui a dirigé son pays pendant 14 ans, de 1966 à 1980, disait qu’il n’était d’aucune région et d’aucune ethnie. Il était voltaïque, burkinabè seulement.
Lui et le chauffeur entrepreneur Koussoubé Lamine, voyageaient sur la route Yako-Tougan. L’état si désastreux de la route avait créé chez tous ceux qui l’empruntent un sentiment très fort de solidarité et d’une communauté de destin qui amenait à s’arrêter pour porter secours à celui qui est en panne, en difficultés. Et Lamine Koussoubé n’était pas de ceux qui dérogeaient à cette règle de conduite et à cet art de voyager dans un environnement hostile. Mais voir que cet homme qui a dirigé le pays pendant plus d’une décennie et qui n’avait pas donné à sa région une route carrossable avec du bitume, constater qu’il était lui-même victime de son inaction le mettait hors de lui. Il fallait le lui dire. Pour lui, c’est sa faute et il est responsable de l’état de la route et des peines pour aller au village.
Être au service des autres
Lamine Koussoubé a travaillé comme chauffeur à la Caisse nationale de sécurité sociale et a économisé pour s’acheter une fourgonnette d’occasion pour faire la liaison Ouagadougou-Toma, une fois par semaine. L’état de la route imposait un passage au garage après chaque aller-retour. Cette entreprise, loin d’une affaire florissante, tenait beaucoup plus d’une œuvre de bienfaisance et d’un choix de vie au service des autres, tant l’homme aimait rendre service. Transporter gratuitement le lycéen dont le papa n’arrivait pas à payer le transport, ramener des vieux exemplaires du quotidien L’Observateur pour les fonctionnaires de brousse sans nouvelles du pays et du monde autrement que par la radio.
Apporter le pain industriel de Ouagadougou à certains qui trouvaient ce cadeau hors de prix, eux qui n’avaient que le pain pétri avec les pieds. Lamine Koussoubé était un homme bien. Il connaissait la route Yako Toma par cœur, il savait où se trouvent tous les trous quand, après la pluie, la route disparaissait sous l’eau. Le chemin étant un ruisseau qui traverse les champs et la savane et les trous étant ses lacs invisibles pleins de boue et d’eau, véritables pièges pour l’automobiliste imprudent qui y tombe. Mais Lamine Koussoubé connaissait tous ces pièges qui peuvent vous retenir en brousse quand vous prenez une mauvaise route.
En voyant l’ancien président en panne sur la route qui mène à son village, le sang de Lamine a fait un tour. Lui qui, pendant qu’il était au pouvoir, est allé plaider plusieurs fois auprès de lui pour que cette route soit goudronnée, mais en vain. Ce n’est que justice, se dit-il, qu’il vive le calvaire de ses frères et sœurs, et il est allé lui dire encore une fois sa colère de n’avoir pas été entendu par lui. Sa colère que durant 14 ans il n’ait rien fait pour sa région. Profitant de l’arrêt, les passagers de la voiture bâchée sont descendus pour se dégourdir les jambes et se soulager. Certains se sont rapprochés de la voiture du président. Lamine, qui avait passé ses nerfs sur le président qui en avait vu plus que cela, n’était pas encore calmé. Il dit à ses passagers que gare à celui qui va les aider, car lui partira sans lui. Et il a rejoint son pick-up tout en maugréant.
S’élever à cette grandeur d’âme
Le président Sangoulé Lamizana a pris tout cela avec le sourire. Il savait que cet homme ne pouvait pas comprendre pourquoi il avait agi ainsi. On lui avait déjà fait des procès. Lamine était chauffeur sur une route et il voulait qu’elle soit en bon état. Mais un président de la République s’occupe de tous les problèmes du pays et de toutes les routes du pays : il y en a des nationales, des régionales, des départementales. Un chauffeur ne peut pas comprendre quels sont les différents choix et priorités que le président et son gouvernement font. À quoi rimerait de vouloir se justifier en lui disant que les routes prioritaires pour le bitume étaient celles qui permettent d’écouler les exportations et importations du pays ?
Et que l’accès au village du président ne peut pas être un critère du choix des routes à bitumer ? Encore une leçon de vie de la part de Lamizana. Il faut dire que Sangoulé avait un prénom qui le disposait à s’élever à cette grandeur d’âme, puisqu’il veut dire le grand san, le champion des Sana, ce peuple de lutteurs.
Sana Guy
Lefaso.net
Source: LeFaso.net
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