A l’instar de la communauté africaine, le Burkina Faso a célébré le 11 juillet 2024, la 8e journée africaine de la lutte contre la corruption. L’Autorité supérieure de contrôle d’Etat et de lutte contre la corruption (ASCE-LC) a célébrée cette journée à travers une conférence publique sur le thème de cette édition 2024 « Mesures efficaces de protection des lanceurs d’alerte : un outil essentiel de la lutte contre la corruption ». En marge de cette célébration, le Pr Yakouba Ouédraogo, enseignant chercheur, maître agrégé en droit public à l’université Thomas Sankara et membre du conseil supérieur de la magistrature a animé une communication sur la contribution des lanceurs d’alerte dans la lutte contre la corruption. Il s’est notamment attardé sur le concept de lanceur d’alerte, la contribution des lanceurs d’alerte dans la lutte contre la corruption, les obstacles auxquels font face les lanceurs d’alerte et la nécessité de les protéger. Pour le Pr Yakouba Ouédraogo, les lanceurs d’alerte sont des garde-fous démocratiques, de véritables alliés des organes de lutte contre la corruption.

Dès le début de son intervention, le Pr Yakouba Ouédraogo, a d’abord rappelé qu’au Burkina Faso, le dispositif de lutte contre la corruption repose sur les institutions notamment les juridictions et les organes spécialisés comme l’ASCE/LC, les inspections techniques et les acteurs privés comme le REN-LAC, les lanceurs d’alerte, etc.

Qu’est qu’un lanceur d’alerte ?

Poursuivant son exposé, le Pr Yakouba Ouédraogo s’est attardé sur la définition du lanceur d’alerte. Citant la plateforme pour la protection des lanceurs d’alerte en Afrique francophone dans un rapport publié courant l’année 2024 sur les lanceurs d’alerte dans l’espace CEDEAO et la Mauritanie, il définit le lanceur d’alerte comme une personne qui révèle des informations concernant des actes illégaux, illicites ou contraires à l’intérêt général dont elle a été témoin notamment dans le cadre de son travail afin d’y mettre un terme et provoquer un changement.

A en croire le Pr Yakouba Ouédraogo, la définition varie selon les pays mais de façon générale, les lanceurs d’alerte sont avant tout des personnes physiques généralement dans les administrations même s’il reconnaît que les personnes morales jouent également un rôle crucial dans la lutte contre la corruption. Il s’agit notamment des associations, des syndicats, etc.

« Mais avant tout ce sont des personnes physiques qui sont considérées. En deuxième lieu, le lanceur d’alerte peut agir dans un cadre professionnel ou en dehors de tout cadre professionnel. C’est vrai qu’il y a des textes qui encadrent l’activité de lanceurs d’alerte même s’il n’y a pas une loi générale sur les lanceurs d’alerte. Mais le lanceur d’alerte peut agir à titre privé sans être un salarié, un fonctionnaire, un agent de l’administration publique. Troisièmement, le lanceur d’alerte doit dénoncer des faits dont il a connaissance personnellement. Dans les législations, il est prévu que le lanceur d’alerte donne les informations dont il a connaissance à titre personnel ou dont il a été témoin. Donc les informations de commune renommée ou les on-dit ne sont pas considérées au titre du lancement d’alerte. En quatrième lieu, les révélations doivent être faites de bonne foi, sans intention de nuire et de façon désintéressée. Il ne doit pas agir parce qu’il veut tirer un intérêt ou un avantage personnel. Ça varie selon les systèmes. Par exemple, aux Etats-Unis, il est prévu des récompenses pour le lanceur d’alerte et au Burkina Faso aussi, le décret de mars 2024 prévoit que le lanceur d’alerte, le dénonciateur peut avoir droit à une récompense si y a lieu, si les informations qu’il révèle sont avérées », a-t-il clarifié.

Pour la corruption, le Pr Yakouba Ouédraogo se réfère à la loi O4/2015 qui définit la corruption comme le fait pour quiconque de promettre, d’offrir ou d’accorder à un agent directement ou indirectement un avantage indu pour que la personne accomplisse ou s’abstienne d’accomplir un acte.

Le lanceur d’alerte différent de l’activiste et de l’influenceur

Selon les explications du Pr Yakouba Ouédraogo, le lanceur d’alerte se distingue des activistes. « Le lanceur d’alerte se distingue de l’activisme. L’activiste est une personne qui s’engage activement dans la défense d’une cause (sociale, politique, environnementale, écologique, etc.) alors que le lanceur d’alerte n’est pas forcément engagé pour la défense d’une cause particulière. Seulement, il a connaissance d’informations qui peuvent être constitutives d’inégalités et d’abus, donc il dénonce à des individus compétents », a-t-il expliqué.

Le lanceur d’alerte se distingue aussi des influenceurs, toujours selon le Pr Yakouba Ouédraogo. « C’est un terme dont on entend aussi parler avec le développement des réseaux sociaux. L’influenceur, c’est une personne qui utilise sa notoriété ou son statut pour influencer le comportement d’autres personnes. On voit des gens qui publient des vidéos sur des blogs, sur tiktok, ou twitter pour influencer le comportement du public, ou d’un public cible. Par exemple dans le milieu du marketing, il y a des influenceurs qui sont souvent utilisés pour vendre les produits. Le lanceur d’alerte n’est pas cette personne », soutient-il.

Vue des participants

Les lanceurs d’alerte comme des garde-fous démocratiques et des alliés des organes de lutte contre la corruption

Pour le Pr Yakouba Ouédraogo, les lanceurs d’alerte contribuent à la lutte contre la corruption à travers leur collaboration. Cependant l’action des lanceurs d’alerte est entravée par les obstacles qui empêchent de mener facilement cette activité.

« En matière de lutte contre la corruption, l’une des difficultés, c’est de pouvoir avoir l’information. Ce ne sont pas les acteurs, le corrupteur et le corrompu qui vont révéler les actes de corruption. Il faut que l’organe chargé de lutter contre la corruption ait l’information pour pouvoir agir et parfois les enquêtes et les contrôles ne permettent pas toujours de détecter les actes constitutifs de corruption. C’est dans ce cadre que les lanceurs d’alerte vont jouer un rôle, puisque à travers leur dénonciation, ils vont fournir des informations sur les faits susceptibles de constituer des actes de corruption. En d’autres termes, ce sont eux qui vont lever le lièvre pour que les organes chargés du contrôle puissent se mettre en branle. Donc l’action des lanceurs d’alerte, ce n’est pas une action directe mais plutôt indirecte. Donc, ce sont des partenaires des organes de lutte contre la corruption et leur intervention peut consister dans la prévention », a affirmé le Pr Yakouba Ouédraogo.

Poursuivant le développement de son sujet, le Pr Ouédraogo reconnaît que les lanceurs d’alerte peuvent contribuer également en matière de prévention et de répression de la corruption. « Les lanceurs d’alerte peuvent intervenir dans la prévention parce que le risque qu’une information soit révélée peut empêcher les responsables d’agir. C’est notamment le cas en milieu professionnel. Il y a des pays qui ont désigné par exemple des référents lanceurs d’alerte à l’intérieur de l’institution. Dans ce cas, si on sait qu’il y a un référent, ceux qui vont avoir des comportements susceptibles d’être qualifiés de corruption, peuvent faire attention parce que l’information peut sortir. Au niveau de la répression, les lanceurs d’alerte jouent également un rôle. A travers les révélations, ils peuvent porter l’information aux organes de contrôle et à l’opinion sur les faits de corruption. Au niveau national, on a tous entendu parler de l’affaire du charbon fin. Cette tentative d’exportation de l’or et un journaliste a joué un rôle dans l’information de l’opinion publique sur cette affaire qui a donné lieu à un procès mais qui s’est terminé par un règlement transactionnel puisque la société a payé à l’Etat 9 milliards de FCFA », a-t-il indiqué.

« Au niveau international, on a les affaires Wikileaks de Julian Assange qui avait aussi révélé les informations sur la lutte contre la corruption, qui a éclaboussé des grands dirigeants au niveau mondial. On a les Panama papers sur les paradis fiscaux qui sont des instruments de dissimulation des actes de corruption », a-t-il ajouté comme exemples de la contribution des lanceurs d’alerte dans la lutte contre la corruption.

Pour le Pr Yakouba Ouédraogo, les lanceurs d’alerte sont des gens qui interviennent dans la promotion de l’intégrité publique, des gens qui contribuent au respect de la légalité, de la probité et de l’exemplarité. Toujours selon lui, les lanceurs d’alerte sont vraiment des alliés des organes de lutte contre la corruption.

Les obstacles à l’action des lanceurs d’alerte

Se référant au rapport de la plateforme pour la protection des lanceurs d’alerte en Afrique francophone qui soutient que les lanceurs d’alerte sont insuffisamment protégés en Afrique, le Pr Yakouba Ouédraogo affirme que c’est le cas également au Burkina Faso. Et l’une des insuffisances, c’est l’absence d’un statut unique pour les lanceurs d’alerte. Selon cette même plateforme, une loi de protection des lanceurs d’alerte est considérée comme satisfaisante lorsqu’elle définit clairement le statut d’un lanceur d’alerte et le champ d’application des procédures de signalement, qu’elle garantisse sa protection contre les représailles et les poursuites, qu’elle punit les acteurs de représailles et qu’elle prévoit des mesures spécifiques pour assurer sa sécurité et celle de sa famille.

Le Pr Yakouba Ouédraogo, enseignant chercheur, maître agrégé en droit public à l’université Thomas Sankara et membre du conseil supérieur de la magistrature

Selon le Pr Yakouba Ouédraogo, pour qu’il y ait un véritable statut du lanceur d’alerte, il faut que tout ça soit public. Or, en la matière, il n’y a pas une loi unique au Burkina Faso même s’il existe plusieurs lois sur le lancement d’alerte au Burkina. « La constitution en son article 8 qui garantit le droit d’expression et le droit de diffuser ses opinions, il y a la loi organique 082/2015 sur l’ASCE/LC, cette loi en son article 54 prévoit que l’ASCE/LC avec les autres structures de l’Etat assurent la protection des témoins, des dénonciateurs d’actes de corruption ainsi que les experts contre les représailles et les intimidations dont ils peuvent faire l’objet. Ensuite, il y a le code pénal notamment les sections sur les dénonciations et la protection des témoins, des experts et les dénonciateurs notamment les articles 335-8-9. Ensuite, il y a la loi sur la prévention et la répression de la corruption qui prévoit aussi que les témoins, les dénonciateurs, les victimes doivent être protégés dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions », a-t-il rappelé.

« Il y a aussi la loi sur la lutte contre le blanchissement des capitaux et le financement du terrorisme. Il y a également les textes sur la liberté d’information et la presse. C’est un aspect important dans le cadre du lancement d’alerte, parce que comme on le sait, le Burkina Faso est un pays où le journalisme d’investigation est très développé et les journalistes sont des relais importants dans le cadre du lancement d’alerte. Donc les textes sur la liberté de la presse prévoient la protection des journalistes notamment le droit d’accès à l’information mais aussi la protection du secret des sources journalistiques. C’est par exemple le cas de la loi 057/2015 du 4 septembre 2015 sur la presse en ligne. Il y a aussi le décret du 14 mars 2024 qui prévoit que les dénonciateurs des faits de corruption bénéficient des mesures de protection prévues par la loi. Ils peuvent aussi bénéficier de récompenses », a-t-il listé.

Mais le Pr Yakouba Ouédraogo insiste, l’absence d’un texte unique ne permet pas une protection efficace parce que toutes les dimensions du lancement d’alerte ne sont pas prévues par ces textes. « Le statut du lancement d’alerte, le canal du lancement d’alerte, comment il doit signaler, la protection de sa personne, de sa profession, de sa famille. Tout ça n’est pas prévu par ces textes spécifiques. D’où l’importance d’avoir une loi qui porte exclusivement sur la protection des lanceurs d’alerte. En Afrique, il y a des pays qui ont adopté des textes spécifiques. C’est le cas du Ghana, du Libéria et l’Afrique du Sud. Parmi les 54 pays africains, il y a au moins une dizaine qui disposent d’une loi sur la protection des lanceurs d’alerte. Même si ces textes existent, parfois ils ne sont pas toujours appliqués. Il peut y avoir une frilosité à adopter les mesures d’application des textes », confie-t-il.

Des forces de défense et de sécurité ont pris part à cette célébration de la journée africaine de la lutte contre la corruption

En plus du statut juridique qui n’existe pas, il y a aussi les risques encourus par les lanceurs d’alerte, selon le Pr Yakouba Ouédraogo. « Malgré les mesures de protection comme la préservation de l’anonymat, l’irresponsabilité civile et pénale, les lanceurs d’alerte encourent souvent des risques comme les risques au niveau contentieux, parce que la frontière entre le lancement d’alerte et la diffamation, la dénonciation calomnieuse n’est pas très loin, si bien que les lanceurs d’alerte peuvent faire l’objet d’un procès en diffamation. D’ailleurs les textes qui encadrent la dénonciation incriminent en même temps la dénonciation calomnieuse. C’est le cas du code pénal qui punit la dénonciation calomnieuse en son article 335-7. Même la loi sur la prévention et la répression de la corruption condamne la dénonciation calomnieuse de corruption. Au Burkina Faso, il y a eu des affaires dans lesquelles des personnes lanceurs d’alerte ont été condamnées. On a Naïm Touré pour une affaire de diffamation pour avoir publié qu’un DG de la CNSS avait puisé dans les caisses de la structure. Il y a aussi l’affaire des six magistrats contre Lookman Sawadogo », a-t-il précisé.

En plus des condamnations, il y a les risques de représailles, selon les déclarations du Pr Yakouba Ouédraogo. « C’est là même qui est encore plus dangereux. Les lanceurs d’alerte peuvent être l’objet de représailles surtout dans leur milieu professionnel, ils peuvent avoir des pressions, des intimidations. La personne même peut perdre son emploi, être obligé de s’exiler, d’entrer en clandestinité. Il peut avoir même des atteintes à la vie », alerte le Pr Yakouba Ouédraogo.

En conclusion, le Pr Yakouba Ouédraogo soutient que les lanceurs d’alerte jouent un rôle important dans la lutte contre la corruption et le dispositif burkinabè gagnerait à prévoir « un statut pour les lanceurs d’alerte parce qu’aujourd’hui les cas d’atteinte à l’éthique sont nombreux et le cas des lanceurs d’alerte peut être un canal pour essayer de garantir la transparence et la responsabilité dans la gestion ».

Mamadou ZONGO

Lefaso.net

Source: LeFaso.net