Dr Benoit Beucher, cet historien franco-burkinabè (par alliance), est un passionné du Burkina Faso. Docteur en histoire de l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV), docteur en science politique de l’Université libre de Bruxelles, chercheur affilié à l’Institut des Mondes Africains (CNRS 8171-IRD 243), il est l’auteur du livre, « Manger le pouvoir au Burkina Faso. La noblesse Mossi à l’épreuve de l’Histoire », paru chez Karthala en janvier 2017. L’auteur à travers cet ouvrage de 360 pages, montre comment ceux « qui ont mangé le pouvoir », les nobles mossi, ainsi que leurs sujets, ont fait face à des transformations dépassant les frontières de leurs seuls royaumes. L’expansion de l’islam, du christianisme, l’irruption des troupes coloniales françaises, deux conflits mondiaux, la tenue des premières élections, l’indépendance et l’instabilité des régimes postcoloniaux ne se sont pas soldés par la dissolution des royautés dans la durée, mais par la coexistence de systèmes monarchiques de droit divin et d’un régime républicain. Dans cette interview qu’il nous a accordée, le jeune chercheur parle de son ouvrage, de ses relations avec le Burkina Faso, et plus généralement de la chefferie traditionnelle. Interview.
Présentez-vous pour nos lecteurs…
Je suis un historien franco-burkinabè. Docteur en histoire de l’université de Paris-Sorbonne depuis 2012, j’ai consacré la plus grande partie de mes recherches à l’histoire au long cours de l’actuel Burkina Faso. J’ai réalisé mon premier séjour dans ce pays en 2000, et j’ai débuté mes enquêtes orales et mes investigations au contact des archives écrites à ce moment.
Ces travaux ont aussi été enrichis par les diverses positions d’enseignement que j’ai occupées, aussi bien en Sorbonne qu’à l’Université libre de Bruxelles, où j’ai notamment enseigné l’histoire du colonialisme aux XIXe-XXe siècles, et celle de l’Afrique contemporaine.
« Manger le pouvoir au Burkina Faso. La noblesse mossi à l’épreuve de l’Histoire », c’est le titre de votre ouvrage paru en janvier 2017, qu’est-ce qui vous a motivé à écrire ce livre ?
Il y a eu des travaux de grande qualité réalisés sur l’histoire de ce pays. Je pense à des précurseurs comme Antoine Dim Delobsom dans les années 1930 ou, plus tard, au grand Joseph Ki Zerbo. Mais aussi, aux remarquables recherches réalisées par Michel Izard et Elliott P. Skinner sur le Moogo, le pays des Moose (ou Mossi). J’en oublie évidemment. Mais aucun travail d’ensemble transcendant à la fois les « moments » précolonial, colonial et post-colonial n’avait été réalisé sur le Moogo, et plus largement sur le Burkina.
Je sentais donc la nécessité d’écrire un livre replaçant les hommes et les événements dans la longue durée tout en les inscrivant dans un large espace, dépassant souvent les frontières du Faso et même celles de l’Afrique de l’Ouest. Ce faisant, j’ai voulu mettre en lumière l’originalité et la richesse de l’histoire du Burkina, et montrer qu’elle est connectée au reste du monde. Il suffit de penser à la part prise par les sociétés moose dans l’expansion des religions du Livre (islam, christianisme) ou encore dans les combats livrés pendant les deux guerres mondiales.
Enfin, le royaume de Ouagadougou, qui est au centre du livre, a surtout été étudié par des anthropologues, peu par des historiens. Cela m’a donc donné envie d’apporter ma part dans cette sorte de voyage au cœur de l’histoire du Burkina à travers les pérégrinations historiques de ceux dont les Moose disent qu’ils ont mangé le pouvoir : les naaba.
Quelles sont les grandes lignes de l’ouvrage ?
Pour faire simple, l’ouvrage montre que la conquête du Moogo par les troupes françaises à la fin du XIXe siècle n’a pas mis brutalement fin aux vieilles dynamiques historiques des royaumes mossi. Bien avant la prise de Ouagadougou par les troupes coloniales (en 1896), des royaumes moose se sont centralisés. Des appareils de gouvernement et des États royaux se sont formés et ont connu un certain degré de sophistication. Je soutiens que, paradoxalement, l’ordre colonial a parfois accompagné cette centralisation et le renforcement de l’appareil de pouvoir royal.
Car les naaba n’ont pas été de simples spectateurs du moment colonial. Ils ont su parfois en tirer profit après quelques années de tâtonnement et d’hésitations. Ils ont par exemple influencé la création de la Haute-Volta en 1919 et la fixation de son chef-lieu à Ouagadougou. Ce qui explique pourquoi le Moogo Naaba de Ouagadougou a engagé un combat si ferme pour que la Haute-Volta, supprimée en 1932, soit reconstituée, ce qui advint 15 ans plus tard.
La vie politique de la Haute-Volta/Burkina est également fortement marquée par les cours royales qui jouent notamment pleinement leur rôle lors des élections dès 1945.
Enfin, les naaba, même si certains ont exercé leur charge plus finement que d’autres, ont globalement su mettre en œuvre un capital moral et symbolique pour maintenir jusqu’à aujourd’hui leurs institutions royales, et même se faire médiateurs en situation de crise.
En tant que chercheur et observateur, que vous inspire la coexistence entre le pouvoir incarnés par les chefs traditionnels et celui moderne détenu par les hommes politiques. Est-ce une force ou une faiblesse pour la démocratie ?
L’examen de l’histoire des « chefs » montre qu’ils ne sont ni traditionnels ni modernes, mais souvent les deux à la fois. Comme l’écrivait l’anthropologue Georges Balandier, récemment disparu, la modernité et la tradition sont l’avers et le revers d’une même médaille. Tout s’est passé comme si les naaba avaient voulu tout changer pour que rien ne change. Tout en conservant le naam, le pouvoir de nature divine hérité de leurs ancêtres, un roi comme Naaba Koom II (1905-1942) a utilisé des automobiles, a pris le train et l’avion, s’est rendu à Dakar, etc.
Dans les années 1920-1930, le palais royal à Ouagadougou reçoit l’électricité et la radio. Le vin y est servi, et les visiteurs sont assis sur des fauteuils Morris. Des princes portent le costume-cravate. Dans les années 1940-1950, les naaba brouillent tous ces repères entre tradition et modernité ; entre élites nouvelles et anciennes. Loin d’être dépassés par les nouveaux leaders politiques, ils président à la création de leur parti en 1945 (l’UDIHV puis l’UV), certains deviennent députés, ministres, hauts-fonctionnaires.
De fait, je soutiens que la coexistence d’une république et de royautés n’est pas une anomalie. Elle est le résultat d’une histoire singulière, celle du Burkina. Les relations entre ces royautés et les gouvernements sont depuis longtemps très complexes et largement informelles. Elles ne menacent pas nécessairement la démocratie. N’est-ce pas dans le palais du Moogo Naaba Baongho II qu’en 2015 la démocratie a été sauvée avec l’accord de sortie de crise signé avec les mutins du Régiment de Sécurité présidentielle (RSP) ?
« La république des rois », comme vous l’indiquez dans le document, n’est-elle pas une république parallèle à la « république moderne », à « l’Etat-Nation » qui fédère toutes les composantes de la nation burkinabè, au-delà des appartenances ethniques ?
Oui, c’est d’ailleurs le sens que je veux donner à cette formule. Elle rappelle la « république des lettres » dont un humaniste comme Erasme était l’une des figures. Il s’agissait d’une mise en relation des artistes, scientifiques et savants à l’échelle européenne. D’une certaine façon, ceux que l’on appelle les « chefs traditionnels », terme que je n’aime pas beaucoup, savent transcender les frontières de leur région ou de leur État-nation respectif pour se rencontrer, servir leurs intérêts et maintenir leurs institutions.
Dès sa création, le syndicat des chefs dans l’actuel Burkina réunissait des rois et princes de toutes les parties du territoire, même si la royauté de Ouagadougou était devenue prééminente, notamment du fait du statut de capitale qu’avait obtenu la ville. De même, les chefs burkinabè dialoguent avec leurs pairs de Côte d’Ivoire ou du Ghana pour ne citer que ces deux pays. A ce titre, je pense qu’on doit considérer ces chefs comme les dépositaires d’une histoire et d’une culture dépassant les clivages dits « ethniques ».
Pendant la crise socio politique avec l’insurrection en fin octobre 2014 et le Coup-d’Etat en septembre 2015, le Mogho Naba a joué un rôle prépondérant dans l’apaisement de la situation. Cela vous a-t-il conforté dans votre position sur la nécessité de prise en compte de la chefferie traditionnelle ?
En effet. Je me souviens qu’au cours du soulèvement populaire d’octobre 2014, des médias comme France 24 voyaient le Moogo Naaba Baongho II comme un « acteur incontournable » dans la gestion de l’après-Blaise. Au même moment, des journalistes de la BBC m’appelaient pour en savoir plus sur le roi. Je dois avouer que ça m’a fait un peu sourire car, quand j’ai commencé mes recherches sur le Moogo Naaba de Ouagadougou en 2000, personne ne misait sur un tel sujet. Beaucoup de mes jeunes collègues travaillant sur l’histoire de l’Europe notamment y voyaient un sujet « exotique », voire même dépassé…
Mais une simple observation de la vie ordinaire au pays montre à quel point ces chefs sont présents : en ville comme à la campagne. Et la figure du roi de Ouagadougou est clairement montée en puissance ces dernières années, surtout depuis que le cycle de contestation face à Blaise Compaoré a pris de l’ampleur. J’ai toujours considéré que la question des rapports entre les pouvoirs « officiels » et les chefs a été structurante au Burkina. Seulement tantôt ces rapports se font discrets, tantôt ils défrayent la chronique. L’historien, lui, essaye d’en livrer une vision apaisée et la plus objective possible.
Dans la nouvelle constitution en gestation au Burkina, il est envisagé la constitutionnalisation de la chefferie traditionnelle. Votre commentaire ?
Ce sujet est un serpent de mer. Cela fait des années, pour ne pas dire des décennies, qu’il refait surface. C’est un vieil héritage colonial. En effet, tout au long du demi-siècle de domination coloniale, les administrateurs français ont tâché d’instrumentaliser les chefs sans jamais régler clairement et légalement leur statut. Au moment de l’indépendance, en 1960, il s’agissait d’une situation embarrassante avec laquelle les chefs d’État ont dû composer. Pour le président Yaméogo (1960-1966) ou Sankara (1983-1987), il s’agissait tout simplement de supprimer la chefferie. Pour Lamizana (1966-1980) ou Compaoré (1987-2014), il était plutôt question d’assouplir les relations avec elle tout en continuant à l’utiliser.
La constitutionnalisation de la chefferie est elle-même sujette à débat parmi les chefs. Certains y voient là l’assurance que leurs prérogatives seront protégées. Pour d’autres, il peut s’agit d’un piège limitant la marge de manœuvre des chefs comme ce fut le cas dans le Ghana de Kwamé Nkrumah. Tout dépend donc du contenu de cette constitutionnalisation. Est-ce qu’elle rangera la chefferie dans le domaine étroit de la culture et du patrimoine ? Est-ce qu’elle leur accordera un rôle de médiation, voire politique ? La question reste ouverte.
Comment avez-vous connu le Burkina, au point que ce pays vous inspire un livre ?
J’ai eu la chance de découvrir le Burkina il y a 17 ans. A cette époque, j’étais un tout jeune étudiant en histoire. Je ne connaissais pas grand-chose à l’Afrique, encore moins au Burkina. J’en avais conscience, et, lors de mon premier séjour, j’avais décidé de ne pas beaucoup parler, mais surtout d’écouter et de voir ; en bref, d’apprendre. Ca été un premier contact déterminant, et une passion est née pour le passé de ce qui est devenu mon pays d’adoption.
Au retour, je me suis résolu à me consacrer à l’histoire du Faso qui est aussi celle de la France, pour le meilleur et pour le pire. Il s’agissait donc de faire une histoire « à parts égales » pour reprendre les mots de Romain Bertrand, et de ne pas oublier que nous sommes liés par ce passé ; qu’il nous est commun, et que nous avons tout intérêt à l’écrire ensemble.
Suivez-vous l’actualité politique du pays ? Si oui, comment analysez-vous les premières années post Blaise Compaoré ?
Oui, en effet. Je vais certainement botter en touche, mais mon côté historien me dit qu’il faudra beaucoup de recul et bien des recherches pour analyser la chute du président Compaoré et les politiques qui ont suivi. Les attentes, particulièrement des jeunes, à l’égard du nouveau pouvoir sont énormes : de l’emploi, des responsabilités, du respect, de la dignité. Ceci ne vaut d’ailleurs pas que pour eux. Il s’agit là d’un immense défi que doit relever la classe politique burkinabè.
Elle ne devra évidemment pas oublier que c’est le peuple qui s’est soulevé et qui a posé là un geste historique. C’est peut-être aussi à lui, le peuple, de rester vigilant pour que l’esprit de justice qui a animé la révolte de 2014 ne s’essouffle pas, et que l’on s’achemine vers une consolidation de la démocratie et surtout vers une plus grande équité entre les hommes et les femmes, les jeunes et les moins jeunes, entre les classes sociales et les différents points du territoire dont certains se sentent à l’abandon.
Interview réalisée par Tiga Cheick Sawadogo
Lefaso.net
Source: LeFaso.net
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