Qu’est-ce que cette nouvelle choquante, le 19 février 2025, alors que les derniers préparatifs de la fête sont en cours ? Pourquoi la mort nous rappelle-t-elle sa force sur les vivants ? Elle n’était pas dans le scénario, personne ne voulait d’elle comme actrice ou figurante à la fête du cinéma. Elle s’est invitée pour nous dire que même nos êtres d’exception ont rendez-vous avec elle. Souleymane Cissé devrait présider le jury long métrage fiction de la 29e édition du Fespaco.

Ce festival qu’il aimait tant et qui se rappelait tardivement de lui, comme pour un hommage, en le désignant président du jury. Honneur qu’il n’avait pas eu quand bien même il ne présentait plus ses films à la compétition officielle depuis qu’il avait remporté l’Étalon par deux fois et qu’il était honoré par ailleurs dans le monde comme au festival de Cannes où il a obtenu le prix du jury pour Yeelen et le Carrosse d’or en 2023 pour toute sa filmographie et a été déjà membre du jury de ce festival.

C’était assurément le plus auréolé des cinéastes africains, mais celui qui était la simplicité et l’humilité réunies. L’essentiel pour lui n’était pas dans les honneurs et les reconnaissances, mais dans ce qu’il avait à dire et à montrer et que le temps et les moyens financiers ne lui permettaient pas de faire. On a beau être résilient, ingénieux et arriver à faire du cinéma avec peu de choses, cela peut devenir impossible parfois et le film et les chefs-d’œuvre ne vont pas quitter les songes pour les écrans. Depuis 2013 avec Oka, soit douze ans, Souleymane Cissé ne pouvait pas exprimer son talent brimé par le manque d’argent, la mauvaise politique culturelle et les déficiences organisationnelles de l’État. Que nous dit le cinéma de Souleymane Cissé ?

Il avait 84 ans quand il nous a quittés avec toujours des rêves, des images à montrer, des histoires à raconter, des combats à mener. Il n’y a pas de retraite pour les créateurs, le travail ne s’arrête jamais tant que la vie est là. Et cela est trois fois plus vrai pour les créateurs africains, les cinéastes africains qui ont tellement de choses à dire sur leur continent et sa marche, sur leurs peuples et leur vie, les traditions, les cultures, les hommes et les femmes face à la vie, au pouvoir et à l’amour… Notre cinéma est jeune et les pionniers qui ont poussé le rocher qui bloquait l’horizon ont entrouvert une fenêtre sur un monde fantastique toujours à dévoiler.

C’est ce rideau noir qu’ils ont déchiré pour faire place au spectacle le plus grand et le plus magique qui rassemble ceux qui ont une âme poétique à la recherche de l’ivresse et qui ont gardé des cœurs d’enfant prêts à se laisser griser par des fantômes sur des écrans. Souleymane Cissé, grâce à sa passion pour le cinéma, ne nous laisse pas seuls et sera toujours avec nous dans les salles de cinéma avec ses films et ceux d’autres cinéastes de notre continent ou d’ailleurs. Les spécialistes et les fans qui connaissent ses œuvres reconnaîtront son héritage ici et là, des similitudes, des réminiscences dans des scènes et des plans-séquences de jeunes qui auront repris ce qu’il a voulu nous dire.

Le cinéma est une rencontre entre un spectateur et une œuvre. Le spectateur va avec son vécu, ses attentes et aspirations du moment, sa culture et ses connaissances. Soyons subjectifs, nous parlons de cinéma et d’émotions. C’est tout jeune étudiant que j’ai été violemment subjugué par Finyé. C’était une révélation d’un cinéma africain qui se confrontait à la vie, aux problèmes de la société après avoir vu longtemps certains films africains courir après l’Afrique précoloniale de nos fiers aïeux.

Finyé, le vent des révoltes et manifestations de la jeunesse scolaire et estudiantine

Je connaissais passablement l’histoire des révoltes et manifestations scolaires et estudiantines du Mali sous le colonel Moussa Traoré dans les années 1980 et la répression sanglante qui a abouti à la mort d’un des leaders étudiants, Abdoul Carim Camara dit Cabral, du nom du leader indépendantiste de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert, Amilcar Cabral. Finyè reste dans mon souvenir comme un hommage à cette lutte estudiantine, une mise en scène des forces en présence et des opinions et pensées contraires face à la marche d’un pays. Une jeunesse qui réclame une autre façon de diriger et de mener les affaires de la nation. Et dans cette lutte, cette opposition, cette grande divergence, l’amour qui surgit aveugle entre un leader étudiant et la fille du gouverneur militaire.

Les deux amoureux sont de deux mondes différents, le jeune garçon Ba est le petit-fils d’un dignitaire traditionnel et Batrou la fille d’un représentant du pouvoir en place. C’est plutôt une opposition générationnelle que le film semble montrer et la dure répression qui s’ensuit avec la déportation dans les mines de sel de Kidal. Certes, Souleymane Cissé a fait ses classes de cinéma à Moscou, mais point de lecture binaire dans ses films, quand bien même il a une sensibilité sociale très forte avec la dénonciation des conditions de travail des ouvriers et la corruption, comme dans le film Baara, et féministe avec son premier long métrage, Den Muso.

Yeelen, premier film africain distribué dans les salles commerciales en France

Bien que reconnu deux fois au Fespaco, c’est avec Yeelen que sa renommée internationale sera établie avec le prix du jury du Festival de Cannes en 1987. Et Yeelen est probablement le premier film africain à avoir eu en France une distribution dans les salles commerciales en dehors du circuit d’art et d’essai. Yeelen est le chef-d’œuvre de Souleymane Cissé. C’est là qu’il fait la lumière sur la cosmogonie bambara et raconte un voyage initiatique et un combat entre initiés. Le monde entier a pris en pleine figure cet astre flamboyant qu’il a jeté sur la terre depuis les cieux de Bamako. C’est un plaidoyer pour les cultures et le savoir endogène ; il a planté depuis cette année-là la reconnaissance des traditions.

Souleymane Cissé est parti pour d’autres aventures, loin de nous, mais il est présent dans Finyé et il est Yeelen. En homme passionné qui sait partager ses convictions et ses amours, il nous a laissé sa fille, une étoile en devenir qui s’est déjà fait connaître par son hommage à son père de son vivant : Hommage d’une fille à son père, de Fatou Cissé, documentaire qu’elle a fait depuis 2022. Va en paix Souleymane Cissé, toi qui as décroché la lune et les étoiles pour notre grand bien à tous.

Sana Guy

Lefaso.net

Source: LeFaso.net