Le 11 janvier 1994, le franc CFA a été dévalué de 50%, après 46 ans de parité fixe avec le franc français. 30 ans après, quel est le bilan ? La dévaluation a-t-elle été une réussite ? Autant de questions, auxquelles le président du conseil d’administration du Centre d’étude et de recherche sur l’intégration économique en Afrique (CERIEA), Pr Mahamadou Diarra, a apporté des éléments de réponses dans cette interview accordée au journal Lefaso.net.

Lefaso.net : Est-ce que vous pouvez revenir sur la genèse de la dévaluation du franc CFA ?

Pr Mahamadou Diarra : La dévaluation du FCFA intervenue le 12 janvier 1994 entre dans le cadre des programmes d’ajustement entrepris dans les pays en développement en général, et particulièrement dans les pays de la Zone Franc au tournant des années 1980. Comme partout ailleurs, ces programmes ont été envisagés pour permettre aux pays concernés de pouvoir rembourser leurs dettes extérieures.

Ainsi, selon le FMI, quatre principales causes étaient à l’origine des difficultés de paiements extérieurs de ces Etats à savoir : (i)la mauvaise gestion des finances publiques qui conduisait à des déficits budgétaires excessifs ; (ii) le laxisme dans la gestion de la monnaie, (iii) la surévaluation de la monnaie et (iv) l’incapacité de ces économies à produire suffisamment de la richesse pour faire face à leurs engagements extérieurs.

Naturellement, la dévaluation du FCFA procède de la nécessité de résoudre le problème lié à la surévaluation de la monnaie. Ainsi, comme la Zone Franc était en régime de change fixe avec le Franc Français (FF), avec 1FF= 50 FCFA, il s’est trouvé que la valeur du FCFA était trop élevée au regard des performances médiocres des économies de la zone traversée alors par des crises multiples à cette époque.

Il s’agit en particulier de la détérioration des termes de l’échange ayant conduit à une réduction des exportations et donc à l’accumulation de déficits extérieurs qui sont à l’origine des problèmes de remboursement de la dette extérieure. La dévaluation, qui a consisté à diminuer de 50% la valeur du FCFA face au FF (on est passé de 1FF=50FCFA soit 1FCFA= 0,02 FF à 1FF= 100 FCFA, soit 1FCFA= 0,01FF) visait donc à aligner la valeur du FCFA à sa valeur qui convenait mieux avec les performances des économies de la zone Franc au cours de la période de 1980 à la fin des années 1990. En agissant ainsi, on devrait pouvoir restaurer la compétitivité des entreprises locales, favoriser leur production et stimuler les exportations de ces économies, ce qui leur permettrait de renouer avec les fortes performances qu’elles ont enregistrées au cours des deux décennies post indépendance.

Peut-on dire que la dévaluation du franc CFA a été une réussite ?

Disons qu’à la suite de la dévaluation de janvier 1994, les économies de la zone Franc ont connu des fortunes diverses. Néanmoins, il ressort de la plupart des travaux statistiques, que la dévaluation de 1994 a permis, deux ans après, de modifier les prix à l’importation et à l’exportation et d’engranger des gains de compétitivité. Ainsi, le travail de Dieynaba Tandian (1998) montre que la dévaluation a amélioré la compétitivité-prix de tous les pays de l’UEMOA avec un effet plus marqué pour les pays comme le Mali, le Burkina Faso et la Côte-d’Ivoire.

Cela n’a pas été le cas pour l’Afrique centrale où, en dehors de la République centrafricaine, la dévaluation a produit des effets limités sur la compétitivité des entreprises locales. Aussi, on a pu noter que la dévaluation avait permis d’améliorer le niveau des réserves de changes dans la plupart des pays de la zone Franc. Au Burkina Faso Par exemple, ces réserves permettaient désormais de couvrir plus de six mois d’importations à partir de 1994 contre cinq mois d’importation de 1990 à 1993.

Cependant, les gains de compétitivité-prix résultant de la modification des prix relatifs n’ont eu que des effets réels limités notamment sur les volumes à l’exportation. En effet, le déficit commercial des pays comme le Burkina Faso n’a cessé de se creuser malgré la dévaluation intervenue en 1994. Il est passé de 106,2 milliards de FCFA en 1993 à 114 milliards en 1994 pour atteindre 225,6 milliards en 1996 et 386,9 milliards cinq ans plus tard.

Ces effets contraires de la dévaluation observés sont inhérents à des économies très dépendantes des importations et spécialisées dans la production et l’exportation des produits de base et donc qui n’ont aucune compétitivité-prix. Ces économies qui ne peuvent profiter de la sous-évaluation de leur monnaie ont intérêt à adopter un régime de change fixe dans le but de bénéficier au moins de la stabilité.

Aussi, un des effets communs à tous les pays qu’on a pu observer après la dévaluation de 1994 fut l’inflation qui a considérablement érodé le pouvoir d’achat des ménages. En effet, comme la valeur du FCFA a été révisée à la baisse, les prix des produits importés libellés en FCFA ont mécaniquement augmenté dans les mêmes proportions. Ainsi, au Burkina Faso, le taux d’inflation est ressorti à 25,18% en 1994 contre 0,55% un an plus tôt.

Trente ans après la dévaluation du franc CFA, quel est le bilan ?

Trente ans après la dévaluation du FCFA, ce que l’on peut retenir c’est que cette monnaie reste toujours solide et la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest arrive à réaliser les objectifs à elle assignée à savoir assurer la stabilité des prix. Ainsi, malgré les derniers chocs (la guerre en Ukraine, la politique de restriction monétaire de la Réserve fédérale des USA, la crise sécuritaire, etc.), la valeur interne et externe de cette monnaie est restée stable.

La valeur interne est restée stable parce que le taux d’inflation est estimé à 2,7% en septembre 2023 contre 38,1% au Ghana et 26,7% au Nigeria. Quant à leur valeur extérieure, le FCFA a perdu 1,17% de sa valeur par rapport au dollar américain entre le 31 décembre 2021 et le 31 décembre 2023 alors qu’au cours de la même période, le Cedi ghanéen a perdu 48,37% et le Naira du Nigeria 54,17%

Cependant, malgré cette stabilité macroéconomique, la structure des économies de la zone n’a pas fondamentalement changé. Elles demeurent en effet dépendantes des importations de produits alimentaires, de biens manufacturés et de technologie et sont toujours spécialisées dans la production et l’exportation des produits de base. Pour certaines économies de la zone, cette spécialisation appauvrissante s’est même accentuée.

C’est le cas du Burkina Faso où on a assisté à une certaine désindustrialisation du pays : le poids de la valeur ajoutée des produits transformés (manufactures) dans la richesse créée en 2022 était de 10,9%, alors que cette proportion atteignait 14,2% en 1993. De même, la contribution des manufactures aux exportations est passée de 12% dans les années 1990 à 3% en 2021.

C’est pour ainsi dire que la stabilité macroéconomique est une condition nécessaire et non suffisante au développement économique.

Le développement nécessite une croissance économique solide et durable (sur au moins deux décennies) ; ce qui passe par des investissements structurants dans les secteurs de soutien à la production. Il s’agit notamment d’assurer la disponibilité des infrastructures de transport, de l’énergie, des TIC, de la main-d’œuvre qualifiée, etc. Ainsi, si la politique monétaire a atteint son objectif qui est la stabilité macroéconomique, il revient aux Etats d’assurer une gestion responsable des finances publiques afin de dégager des ressources indispensables au développement de ces secteurs de soutien à la production.

Dans un contexte de détérioration des termes de l’échange du fait de la crise mondiale, y a-t-il des risques de dévaluation du franc CFA ?

Quand on regarde le désalignement du taux de change effectif réel du FCFA par rapport aux monnaies des partenaires commerciaux, (Cf. graphique ci-dessous), on peut affirmer qu’une dévaluation du FCFA n’est pas à l’ordre du jour. En effet, le désalignement correspondant à l’écart entre le taux de change effectif réel observé et sa valeur d’équilibre pour la plupart des économies de la zone UEMOA sa valeur est négative indiquant une sous-évaluation du FCFA.


Face à la création de l’Alliance des États du Sahel (AES), le franc CFA est-il menacé ?

Je n’ai aucune information officielle sur le projet de création d’une monnaie commune aux pays de l’AES. Ce que je sais c’est que la charte du Liptako Gourma qui crée l’AES indique à son article 2 que : « l’objectif visé par la charte est d’établir une architecture de défense collective et une assistance mutuelle aux parties contractantes ». De façon opérationnelle, la charte stipule dans son article 4 que « les parties contractantes s’engagent à lutter contre le terrorisme sous toutes ses formes et la criminalité en bande organisée dans l’espace commun de l’alliance ».

Je sais également que lors de la première réunion des ministres des affaires étrangères des pays de l’AES qui s’est tenue le 30 novembre 2023 à Bamako au Mali, une des recommandations fortes qui est ressortie est « la création d’un fonds de stabilisation et d’une banque d’investissement de l’AES, ainsi que la mise en place d’un comité chargé d’approfondir les réflexions sur les questions de l’Union économique et monétaire ».

Cette réunion fait suite à celle des ministres en charge de l’économie de cette Communauté économique régionale tenue le 25 novembre et qui a préconisé la création d’une compagnie aérienne commune, la mise en œuvre de projets de centrale nucléaire civile à vocation régionale, la formation d’un fonds pour financer la recherche et les projets d’investissements énergétiques, ainsi que l’élaboration d’une stratégie commune d’industrialisation.

C’est pour dire qu’il n’y a, pour le moment, aucun document officiel sur le projet de création de cette monnaie de l’AES. Mais en tout état de cause, la création d’une monnaie unique à des pays ne se décrète. Cela nécessite plusieurs années pour que les conditions de sa viabilité soient réalisées avant sa création. L’expérience de la création de l’Eco en dit long à ce sujet !

Interview réalisée par Aïssata Laure G. Sidibé

Lefaso.net

Source: LeFaso.net