« On ne peut défendre l’indéfendable ! ». Ce cri de révolte a été poussé par Monsieur Djiguemdé, enseignant en maternelle à Orodara et musulman sunnite, après le saccage de la mosquée du quartier Kouarno, dans la matinée du vendredi 15 juillet 2016, par des jeunes Sèmè coutumiers qui avaient vécu comme une provocation l’ajout d’un auvent à la mosquée.

Car le conflit est en justice et, de l’avis des Sèmè, toute exploitation du site aurait dû être suspendue. Dans la foulée de la démolition de l’auvent, la mosquée a été saccagée, les portes et les fenêtres enlevées, l’intérieur vandalisé, et une partie du minaret détruite.

Dans la matinée, le maire UPC nouvellement investi dans ses fonctions, Hervé Konaté, avait rencontré les Sunnites. À l’occasion de cette rencontre mélodramatique [un Sunnite, tant affecté par le conflit, pleurait puis, en transe, se serait dit prêt à tuer du coutumier, nous a relaté un employé de mairie] le mot jusqu’ici retenu pour décrire les coutumiers a été lâché : ce sont des Satan !

Puis, accompagné d’une délégation composée du chef de canton, Traoré Boureïma, du dièron Traoré Gouénée, le chef du village, et de quelques notables, le maire s’était rendu sur le site pour constater l’ajout récent d’un auvent à la mosquée, et tenter de calmer les jeunes coutumiers en colère. Hervé Konaté a demandé aux jeunes un moratoire d’une semaine ou deux, le temps pour lui de “régler l’affaire”, mais ils ont refusé de l’écouter, arguant que cet auvent était l’ultime et inacceptable provocation, et ils l’ont détruit, à peine la délégation avait-elle tourné le dos.

En fin de journée, alors que le maire se préparait à un déplacement vers Bobo, dans l’intention d’y rencontrer El Hadj Djiguenaba Barro, et de solliciter son aide en tant que Sunnite pour une résolution apaisée du conflit, nous l’avons rencontré à proximité du véhicule, apparemment prêt pour le départ.

Il nous a fait part de sa détermination à tout mettre en œuvre pour que les Sunnites acceptent de déplacer leur mosquée et l’école franco-arabe sur un terrain neutre, et a estimé qu’une double erreur avait été commise : l’administration n’aurait jamais dû attribuer cette réserve à l’époque, et les coutumiers n’auraient jamais dû accepter l’édification de cette mosquée.

C’est ainsi que le tout nouveau maire d’Orodara, Hervé Konaté, se retrouve avec une bombe sur les bras. Parviendra-t-il à la désamorcer alors que deux actions en justice sont en cours :

– Un appel des Sunnites de la décision du tribunal de grande Instance de Orodara de non-recevabilité de leur plainte pour “trouble têtu de la propriété” contre le forgeron de dwò Coulibaly Krin, simple maillon de la foisonnante et complexe autorité coutumière du dwò, la religion des Sèmè coutumiers.

– Une procédure d’annulation de l’arrêté d’attribution, déposée par les Sèmè auprès du Tribunal administratif de Orodara.

L’indéfendable est-il défendable ?

Alors que nous parlions avec Monsieur le maire, les représentants du mouvement sunnite local sont arrivés, et Monsieur le maire les a invités à entrer en mairie. Nous sommes allés saluer Monsieur Djiguemdé, pendant que le président du mouvement sunnite local, l’imposant tradipraticien Karifa Traoré, dit Karifa Bâ, nous foudroyait du regard, comme si nous l’avions trahi, ou trompé, et que deux Sunnites tentaient de nous photographier.

C’est en lui serrant la main que le cri du cœur de Monsieur Djiguemdé nous a été adressé, « on ne peut défendre l’indéfendable ! », comme un reproche parce que nous aurions pris le parti des Sèmè lors de l’enquête que nous avons menée sur le conflit qui oppose les Sunnites aux coutumiers.

“On” nous a reproché notre partialité, mais qu’il soit clair que personne, à part un Sunnite, ne peut être partial face à des Sunnites ! Ces gens-là ne sont pas “comme les autres”. Ils sont persuadés de détenir la vérité, la sunna ; à ce titre le monde devrait leur appartenir, et certains d’entre eux franchissent une “limite indéfendable” pour entraîner le monde non-sunnite dans le chaos.

L’histoire récente de notre pays nous a prouvé que l’indéfendable pouvait cependant être défendu, ainsi l’insurrection d’octobre 2014, qui a donné lieu à des saccages, des destructions de biens privés et publics, a-t-elle été une action, non seulement légitime, mais salutaire pour une écrasante majorité de Burkinabè. Mais, de même qu’il n’y a pas de révolution sans contre-révolution, quand des mondes s’opposent radicalement au point de devenir sourds l’un à l’autre, l’un des deux doit disparaître au profit de l’autre. Et le conflit qui oppose les Sunnites aux coutumiers, à Orodara, relève désormais de cette opposition sans autre résolution possible que la disparition d’un des deux groupes.

Qui doit disparaître pour que la paix revienne ?

Les parents et frères, coutumiers, ou l’enfant terrible sunnite qui met le feu à la maison familiale, et va devant la justice républicaine demander qu’on reconnaisse son droit à trahir ses parents et ses frères, à ses yeux désormais des Satan ?

Pour comprendre cette “esthétique de la disparition”, et comment elle a trouvé à se “résoudre” par le passé, il faut remonter au temps du prophète.

Le prophète Mahomet n’avait pas prévu de successeur, et ses trois plus proches compagnons, Ali, Ousmane et Ibn Massoud, ont entrepris chacun de leur côté de transcrire les révélations. Ainsi trois Coran ont-ils vu le jour, et deux courants principaux se sont-ils rapidement créés : les Shiites suivaient Ali, et les Sunnites Ousmane. Puis des troubles sont apparus entre les deux communautés, et des conflits armés. Ousmane, devenu Khalife et qui se trouvait être “l’homme fort” des trois compagnons, pour imposer une réconciliation entre les deux communautés, a fait confectionner six exemplaires de son Coran pour qu’ils soient déposés dans les six grandes capitales de l’empire islamique, puis a exigé la destruction des Corans d’Ali et d’Ibn Massoud. Ce dernier, qui s’y opposait, a été publiquement châtié.

Le règne d’Ousmane a été une longue crise, et après dix années d’un pouvoir despotique, en l’an 656 il a été assassiné dans son palais de Médine. Les révoltés auraient accusé Ousmane d’avoir imposé par la force sa seule version officielle du Coran : « Le Coran, c’était plusieurs livres, et toi tu les as réduits à un seul », allusion directe aux Coran d’Ali et d’Ibn Massoud, détruits sur ordres d’Ousmane.

Ali, qui avait revendiqué la succession pour ses liens de sang avec le prophète Mahomet, a été porté au pouvoir. Mais son règne a tourné court ; destitué par un jeune gouverneur de Syrie du nom de Mouahouiya, un proche du Khalife Ousmane, qui fonda la puissante dynastie des Oméyyades, une dynastie sunnite qui allait régner sur le monde musulman depuis sa capitale, Damas.

Voilà ce qui caractérise les Sunnites : l’ivresse de détenir la vérité et de l’imposer, mais à Orodara sous des modes sournois car le “fond” est ouvertement indéfendable, en totale contradiction avec la tolérance prônée par le mouvement sunnite du Burkina Faso : “il n’y a de dieu que Dieu” pris à la lettre suppose la destruction des fétiches. Et ça, ce n’est pas défendable dans un état où le Droit prône la liberté de culte.

Une correspondance particulière de Jacques Zanga Dubus à Orodara

ozdubus@gmail.com

Source: LeFaso.net