Journaliste français d’origine ukrainienne, Pierre Mareczko a vécu, entre 2013 et 2015, au Burkina Faso où il a travaillé pour Lefaso.net. Reparti s’installer dans le pays de ses ancêtres il y a quatre ans, il a été obligé, avec sa femme presque à terme, de fuir Kiev sous le feu des bombes, pour se réfugier en Pologne. Il nous livre ici un témoignage poignant sur le drame qu’ont vécu de nombreuses victimes comme lui, obligées de quitter en quelques heures leurs résidences après l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
Pouvez-vous vous présenter ?
Bien sûr. Je m’appelle Pierre Mareczko, j’ai 35 ans. Je suis Français d’origine Ukrainienne. Il y a 4 ans, j’ai décidé de venir m’installer à Kiev, dans le pays de mes ancêtres. Je travaille dans les domaines des nouvelles technologies et de la finance et je suis marié à une Ukrainienne qui s’apprête à donner naissance à notre fille. Il y a quelques années déjà, j’ai été journaliste spécialisé sur l’Afrique francophone et j’ai vécu à Ouagadougou pendant 2 ans, entre 2013 et 2015.
Avez-vous été surpris par le déclenchement de la guerre en Ukraine ?
Tout d’abord, je souhaiterais rappeler que la guerre en Ukraine n’a pas commencé le 24 février dernier, mais il y a 8 ans avec l’annexion illégale de la Crimée ainsi que l’occupation d’une partie du Donbass, région minière de l’Est du pays par la Fédération de Russie et ses proxys locaux qu’on appelle « séparatistes ». Suite à ces événements, ma femme, elle-même originaire du Donbass, avait dû quitter sa région natale comme beaucoup d’autres Ukrainiens de l’Est pour s’installer à Kiev avec sa famille.
Pour en revenir à ce qui nous occupe aujourd’hui, je dois dire que j’ai en effet été assez surpris par le lancement de cette invasion russe. Pourtant, il est vrai que nous avions passé les semaines qui l’ont précédée à lire et à écouter les médias – surtout occidentaux – ainsi que le Président des Etats-Unis pour ne citer que lui, nous alerter sur ce projet d’attaque à grande échelle. Cela dit, beaucoup d’Ukrainiens restaient assez indifférents à cette rhétorique, y compris les représentants politiques du pays qui disaient ne pas voir de signes annonçant réellement un projet d’une telle ampleur.
De leur côté, les autorités russes cachaient bien leur jeu en assurant qu’il n’était pas question d’envahir l’Ukraine. Il faut aussi se rappeler les nombreuses déclarations, y compris celles très récentes de Vladimir Poutine à propos des Ukrainiens qu’il qualifie de « peuple frère », juste avant de les bombarder : une façon peu habituelle d’exprimer ses sentiments fraternels, vous en conviendrez.
Dans quelle situation la guerre vous a-t-elle trouvés ?
Je vivais dans le quartier Obolon situé au Nord-Ouest de la capitale. J’ai donc été réveillé le 24 février vers 6h du matin par des bruits d’explosions sourds. Il s’agissait de frappes de missiles à quelques kilomètres de mon domicile. A ce moment-là, j’ai parfaitement compris ce qu’il se passait. J’ai réveillé ma femme et sa mère qui logeait chez nous et je leur ai dit en russe : « ça y est, la guerre a commencé ».
Je suis ensuite rapidement descendu dehors et j’ai vu des dizaines de personnes commencer à partir Dieu sait où avec leurs valises, leurs enfants, leurs animaux de compagnie… Ces moments sont très étranges et assez difficiles à décrire, pour être honnête.
- Des habitants de Kiev dans une station de métro
Comment avez-vous pu gagner la Pologne ?
Au premier jour de l’invasion, nous sommes restés à Kiev. Ma femme étant presque arrivée au terme de sa grossesse, je n’avais qu’une seule idée en tête : la mettre à l’abri. Le premier soir, nous avons dû dormir dans la station de métro la plus proche de notre domicile, transformée en abri anti-bombes. Nous avons donc trouvé refuge là-bas avec d’autres centaines d’Ukrainiens.
Le lendemain matin, nous avons été informés que les chars russes n’étaient qu’à quelques kilomètres de notre lieu de résidence. J’ai donc décidé de rassembler quelques affaires, de prendre notre voiture et de partir vers l’Ouest pour essayer de gagner la frontière polonaise. Quelques minutes après notre départ, les chars entraient dans notre quartier. Nous avons ensuite roulé quinze heures pour rejoindre la frontière où nous avons attendu des dizaines d’heures dans notre voiture, bloqués dans la file de réfugiés composée avant tout de femmes et d’enfants (les hommes ukrainiens étant mobilisés pour défendre leur pays).
Arrivés en Pologne, nous avons roulé encore trois heures pour rejoindre le domicile de lointains cousins qui vivent ici.
Comment se passe votre vie aujourd’hui ?
On ne peut pas se plaindre, surtout lorsqu’on voit les conditions dans lesquelles vivent certains de nos proches restés en Ukraine. J’ai des amis, des collègues qui ont quitté leur travail pour défendre leur pays les armes à la main, d’autres qui ont vu leur maison ou leur appartement détruits par des frappes russes. Des familles entières ont dû être séparées… Nous, nous avons beaucoup de chance d’être en sécurité, d’avoir un toit et de pouvoir continuer à travailler en ce qui me concerne.
Les Polonais ont accueilli aujourd’hui plus de deux millions de réfugiés ukrainiens et la proximité de nos cultures, de nos langues et de nos modes de vie, ainsi que leur incroyable bienveillance et générosité nous font nous sentir presque comme en Ukraine. Je dis « presque », car évidemment l’Ukraine nous manque énormément et nous comptons bien y retourner dès que possible.
- Des Ukrainiens fuyant vers la Pologne
Avez-vous espoir que la guerre cesse rapidement ?
Je suis de nature optimiste et je pense que cette guerre, au-delà de la tragédie qu’elle représente pour l’Ukraine, aura, malgré tout, uni son peuple comme jamais auparavant.
Vos lecteurs connaissent peut-être les disparités qui existent en Ukraine entre l’Ouest et l’Est du pays et je ne vais pas m’attarder là-dessus car cela nous prendrait beaucoup trop de temps, mais il suffit aujourd’hui d’observer les faits : on voit des Ukrainiens russophones dans des villes que les Russes pensaient sans doute plus ou moins acquises à leur cause, sortir dans la rue et s’opposer, sans armes, aux soldats et tanks ennemis. Je ne pense pas que Poutine et les « élites » du Kremlin enfermés dans leur tour d’ivoire avaient anticipé cela.
Cette guerre est déjà en train de donner au peuple ukrainien dans son ensemble la cohésion et la fraternité qui ont pu parfois lui faire défaut par le passé. J’ai bon espoir qu’elle s’arrête prochainement et je pense que la Fédération de Russie y perdra beaucoup plus que l’Ukraine. L’armée russe qu’on pensait l’une des meilleures du monde est d’ailleurs déjà en difficulté sur le terrain militaire.
Pour vous qui connaissez un peu le Burkina, comprenez-vous que beaucoup de Burkinabè soient réceptifs à la propagande russe dans cette crise ?
D’un côté, je le comprends parfaitement. Les Occidentaux ont fait preuve de beaucoup de paternalisme et ont commis beaucoup d’erreurs en Afrique. Face à cela, la Russie d’aujourd’hui constitue une alternative, voire un contre-modèle séduisant qui affiche moins de prétentions « néo-colonialistes », du moins en apparence. Au-delà de l’aspect militaire très médiatisé avec Wagner, le « soft-power » Russe s’exerce sur le continent comme nulle part ailleurs ; en Centrafrique, au Mali, mais aussi à l’Est par le renforcement de l’Eglise Orthodoxe Russe.
Il faut savoir que la Russie a aujourd’hui toute une stratégie pour gagner le cœur des Africains via le renouveau du panafricanisme et en jouant sur l’opposition au néo-colonialisme occidental et à ses valeurs. L’un des responsables et généreux sponsors de cette opération du Kremlin est l’oligarque Evgueni Prigojine.
En ce qui concerne les Burkinabè, c’est aussi un peuple très cultivé et féru d’histoire, qui se rappelle peut-être avec une certaine nostalgie les velléités « tiers-mondistes » de la Russie brejnévienne, du voyage du Président Sankara en URSS en 1986 etc. Certains se disent sans doute que le « monde multipolaire » défendu par Poutine les débarrassera enfin du néo-colonialisme occidental. Je ne peux que les comprendre et les rassurer : l’Occident et particulièrement les anciens pays colonisateurs comme la France perdent chaque jour de plus en plus d’influence chez vous au profit des Russes et des Chinois. Ces derniers seront-ils plus respectueux de votre souveraineté, de vos traditions et de vos valeurs ? Le temps nous le dira.
Quel message avez-vous à leur lancer ?
Ce n’est certainement pas à moi ni à personne d’autre que les Burkinabè de décider ce qui est bon pour eux et avec qui il est préférable de s’allier. D’ailleurs, ce qui est bon/mauvais pour l’Ukraine ne l’est pas forcément pour le Burkina et vice-versa.
J’aimerais simplement les inciter à s’intéresser à l’Ukraine, à son histoire, et aux résonnances qu’elle peut avoir avec la leur. Car l’Ukraine, elle aussi, s’est souvent retrouvée bafouée, envahie, affamée, colonisée. Bien sûr, je serais le dernier à nier que la Russie est la seule à utiliser ce pays, mais je leur conseille de bien écouter les discours récents de Vladimir Poutine dans lesquels le droit à la souveraineté et l’identité propre du peuple ukrainien sont littéralement niés. Peut-être que cela fera écho à leurs propres souvenirs douloureux.
Je leur dirais aussi de toujours garder cette liberté de ton et de penser, de rester les hommes intègres qu’ils sont et de ne pas se laisser influencer par celui qui parle le mieux ou le plus fort. Je pense qu’au-delà des considérations géopolitiques des uns et des autres, les Burkinabè ne peuvent qu’être sensibles au combat que le peuple Ukrainien mène aujourd’hui pour sa terre et contre plus grand que lui. Comme le disait feu Thomas Sankara, « Celui qui aime son peuple aime les autres peuples ».
Interview réalisée en ligne par Cyriaque Paré
Lefaso.net
Source: LeFaso.net
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