Face au projet de la junte militaire malienne de continuer à diriger le pays pendant cinq ans et au manquement à sa promesse de tenir le 27 février 2022 des élections ramenant les civils au pouvoir, le Mali s’est vu infliger une série de sanctions par la CEDEAO. Entre autres sanctions, un embargo sur les échanges commerciaux et les transactions financières, hors produits de première nécessité. Ces mesures de rétorsion suscitent des interrogations. Est-ce que cela est de nature à aplanir les tensions entre le Mali à la CEDEAO ? Quelles pourraient être les conséquences de cette crise ? Est-ce que des mesures alternatives sont à envisager afin de limiter les conséquences pour les pays de la sous-région comme le Burkina Faso et le Niger ? Eléments de réponses avec Pr Ousseni Illy, enseignant-chercheur à l’université Thomas Sankara par ailleurs directeur exécutif du Centre africain pour le commerce international et le développement.

Lefaso.net : Comment analysez-vous la crise qui oppose le Mali à la CEDEAO ?

Pr Ousséni Illy : Cette crise peut être analysée sur deux points de vue. Sur le plan juridique, je pense que la CEDEAO est tout à fait dans son droit, puisqu’il existe des textes au niveau de l’organisation, notamment le protocole sur la démocratie et la bonne gouvernance qui proscrit les coups d’Etats. En effet, lorsqu’un coup d’Etat est opéré, il est exigé que l’ordre constitutionnel normal soit rétabli le plus tôt possible. Et comme vous le savez, au Mali, il y a eu un coup d’Etat. C’est indiscutable.

La CEDEAO était dans son droit d’exiger le retour à l’ordre constitutionnel normal. Bien qu’Etat souverain, le Mali a librement adhéré aux textes de la CEDEAO. Ces textes prévoient également des sanctions ; parmi lesquelles, les différentes sanctions qui ont été prises contre le Mali. Donc, sur le plan du droit pur, je pense qu’il n’y a pas grand-chose à redire. Si le Mali n’était pas membre de la CEDEAO, je ne pense pas qu’elle aurait à prendre des mesures contre ce pays. C’est aux Maliens d’assumer toutes les conséquences liées à leur appartenance à la CEDEAO. Ils peuvent se retirer de cette organisation, s’ils veulent. Mais aussi longtemps qu’ils sont membres de la CEDEAO, ils doivent naturellement faire face aux sanctions s’ils ne respectent pas les textes.

Au plan politique, c’est là qu’il peut y avoir débat parce que les sanctions sont, de mon point de vue, illégitimes, et irréfléchies. Illégitimes parce que cela fait un bout de temps que le Mali est dans cette situation de crise profonde. Depuis 2012, la situation ne fait qu’empirer. Mais on n’a pas véritablement vu des actions vigoureuses de la CEDEAO pour aider le pays à sortir de cette situation. Et c’est cette situation qui a continué à empirer et qui, finalement, a entraîné l’irruption des militaires sur la scène politique. Ces militaires qui essaient tant bien que mal de redresser la situation, font face, aujourd’hui, à des sanctions qui, à mon avis, sont totalement disproportionnées et assez sévères. De ce point de vue, la CEDEAO peut être vue comme illégitime pour appliquer des sanctions, surtout qu’elle n’a pas porté assistance au pays lorsqu’il en avait besoin.

Les sanctions sont irréfléchies et irresponsables également parce que tout le monde connaît la situation du Mali. Un pays qui est au bord du gouffre et que l’on prend des sanctions de cette ampleur à son encontre, quel est l’objectif qui est visé ? Est-ce qu’on cherche à complètement étouffer ou à dynamiter cet Etat ? Ou bien on cherche la restauration de l’ordre constitutionnel normal ? Parce que les sanctions qui sont prises peuvent entraîner des conséquences assez dramatiques et pour le Mali et pour la sous-région, si réellement elles sont appliquées sur le terrain et que le gouvernement malien tient tête.

Cette crise va-t-elle redistribuer les cartes en matière de diplomatie ?

Naturellement. Parce que derrière ces sanctions, beaucoup voient la France. Déjà que le climat n’était pas très sain entre la France et Bamako, ces sanctions ont davantage poussé l’Etat malien vers d’autres puissances, notamment la Russie et, pourquoi pas, la Chine et d’autres puissances régionales comme l’Algérie. Il y a un gros risque pour les Français qu’ils perdent définitivement le Mali dans cette guéguerre.

Qu’est-ce que les sanctions prises impliquent concrètement pour le Mali, lui qui est membre de la CEDEAO ?

Le Mali va connaître des difficultés sur tous les plans. Premièrement, sur le plan économique ; puisqu’il y a un embargo quasi-total sur ce pays. A l’exception des produits de première nécessité qui pourront être importés, aucun produit ne pourra rentrer au Mali. Les personnes également ne pourront pas circuler librement. Ensuite, il y a le gel des avoirs et des financements. Donc, pour le Mali, ces sanctions impliquent clairement des moments difficiles à court et moyen termes. Mais, il est clair que le gouvernement va également essayer de développer des stratégies pour contourner cela. Ça ne va pas être simple, compte-tenu du fait que le Mali est un pays enclavé. Outre cela, c’est un pays qui était déjà en proie à d’énormes difficultés. De mon point de vue, le Mali, les Maliens, mais également la sous-région, doivent se préparer à vivre des moments assez difficiles.

Le Mali peut-il se retirer ici et maintenant de la CEDEAO ?

Sur le plan légal, le Mali peut naturellement se retirer. Il n’y a aucune obligation d’entrer dans une organisation internationale et aucune obligation d’y rester. Tout Etat peut se retirer à tout moment d’une organisation internationale. Toutefois, pour se retirer, il y a une période transitoire pendant laquelle le pays est tenu par des obligations de l’organisation. Est-ce que ce sera une bonne décision pour le Mali ? Il appartient au peuple malien et aux dirigeants maliens de décider. Mais, il est clair que l’appartenance à la CEDEAO a également des avantages que le Mali perdrait s’il venait à la quitter. Du reste, cela ne serait pas une première car il y a des pays qui ont quitté la CEDEAO. L’exemple, c’est la Mauritanie. Si le Mali se retire aujourd’hui de la CEDEAO, ça ne veut pas dire que s’en est fini pour lui. On peut tout à fait vivre en dehors de la CEDEAO et même vivre bien. Tout dépend de comment les autorités vont s’y prendre.

Quels sont les scenarii possibles en matière de coopération, d’une part entre le Mali et les Etats de la CEDEAO et, d’autre part entre le Mali et les grandes puissances ?

Les possibilités de coopération avec les Etats de la CEDEAO seront très difficiles, puisque ces Etats sont tenus d’appliquer les sanctions qui ont été prises. Dans un futur proche, ces Etats peuvent développer des relations bilatérales. Mais aujourd’hui, tout Etat qui n’appliquerait pas les sanctions qui ont été décidées serait lui aussi en violation des textes de la CEDEAO. La Guinée, qui fait également face à des sanctions de la CEDEAO, a décidé de ne pas fermer ses frontières avec le Mali.

C’est une forme de solidarité entre sanctionnés. Mais les autres pays ne peuvent pas véritablement faire grand-chose à moins de se rebeller contre la CEDEAO. Pour ce qui concerne les relations avec les autres puissances, naturellement, c’est comme je l’ai dit au début, cette crise peut pousser le Mali vers d’autres puissances qui vont profiter du vide laissé par les Français pour dérouler leurs agendas.

Pr Ousséni Illy, enseignant-chercheur à l’université Thomas Sankara

Dans la lutte contre les terroristes, le Mali a appelé la Russie à la rescousse. Est-ce que l’intervention russe est de nature à changer le cours de la guerre ?

On ne peut rien dire pour l’instant. On attend de voir parce qu’il faut savoir que cette guerre contre le terrorisme n’est pas une mince affaire. Il est vrai que les gens disent que les Français ne jouent pas franc-jeu, mais quand même, je dois rappeler qu’au Mali, il n’y a pas que les Français. Il y a la MINUSMA et beaucoup de troupes africaines qui sont-là. Il y a également l’armée malienne. Malgré tout, ils peinent à arriver à bout du phénomène terroriste depuis une dizaine d’années. Je ne pense pas que l’arrivée de quelques troupes russes va tout de suite faire la différence.

De mon point de vue, pour gagner ces guerres, l’interne compte beaucoup plus que les appuis extérieurs, parce que personne ne viendra défendre le pays à leur place. Russes, Français, Chinois et autres, ils viennent pour des intérêts. Il faut que l’armée malienne retrousse encore ses manches et ne se donne pas des illusions en croyant que l’arrivée de quelques Russes va sauver le Mali. Pour ma part, je suis sceptique. J’attends de voir ce que ça va donner sur le terrain.

Cette crise peut-elle comporter un avantage pour le Mali ?

Peut-être que l’avantage, c’est de permettre au Mali d’affirmer sa souveraineté. Si le pays veut véritablement rester souverain, être maître de son destin, ne recevoir d’ordre de personne en dehors du peuple malien, cette crise est une aubaine, puisque les sanctions de la CEDEAO lui indiquent la porte de sortie. Avec des sanctions d’une telle ampleur, je ne sais pas qu’est-ce que le Mali cherche encore dans une telle institution. Cette crise peut également être une occasion pour le Mali de se retirer du franc CFA, puisque tout le monde soutient que le CFA est mauvais. Cela leur permettra de construire leur propre banque centrale et, pourquoi pas, de s’en sortir mieux puisqu’on dit que le CFA handicape notre développement. Pour moi, le Mali a une occasion en or pour dire au-revoir au FCFA.

Les pays de la CEDEAO ont rappelé leurs ambassadeurs. Qu’est-ce qu’un tel acte implique et quel est son importance ?

Le retrait des ambassadeurs sous-entend que les relations diplomatiques vont être réduites au plus bas niveau, puisque que les relations diplomatiques entre les pays se font beaucoup plus à travers le canal des ambassadeurs. Mais cela ne veut pas dire qu’il y a eu une rupture des relations diplomatiques. Ils vont toujours avoir des contacts. Il convient de souligner que cette baisse de la coopération n’a pas d’impact que sur le Mali. Il y a également des conséquences sur les pays de la CEDEAO, puisque le Mali en est membre. Il y a par exemple le G5 Sahel dans le cadre de la coopération sur la lutte contre le terrorisme. Déjà, il y a une coopération entre le Mali et les pays comme le Burkina Faso, le Niger. Mais ces pays peinent à lutter efficacement contre le terrorisme. Si le Mali décidait maintenant de n’échanger aucune information par rapport au terrorisme avec ces deux pays, la situation sécuritaire dans la sous-région pourrait encore s’aggraver.

Afin de limiter les conséquences de la crise qui oppose le Mali à la CEDEAO, est-ce que des mesures alternatives sont à envisager ?

En termes d’alternatives, je pense que chacun doit mettre de l’eau dans son vin. Parce qu’aujourd’hui, un effondrement de l’Etat malien n’est dans l’intérêt de personne : ni pour les Maliens et encore moins pour les pays de la CEDEAO. Si le Mali se retire aujourd’hui de la CEDEAO, ça peut entraîner d’autres retraits et peut-être la disparition de l’organisation. Donc, pour moi, les deux camps, la CEDEAO et la junte militaire au Mali, doivent chacun réviser leur copie. Je pense d’ailleurs que ça sera le cas, parce que je ne vois pas d’issue, autre que cela. Dans cette démarche, le gouvernement malien se dit ouvert aux négociations. Je suis persuadé qu’ils vont aller dans ce sens dans l’intérêt supérieur de la région.

Quelle appréciation faites-vous du plan proposé par la transition ?

Les cinq ans qui ont été proposés par la transition peuvent être considérés comme exagérés, mais en réalité, ça ressemble beaucoup plus à une stratégie de négociation pour le régime malien. La CEDEAO a réagi d’une manière assez virulente, certainement compte-tenu de la position de certains chefs d’Etat à l’intérieur de cette organisation. Je pense notamment au chef de l’Etat ivoirien, Alassane Ouattara, et bien d’autres.

La hantise des coups d’Etat plane sur tous nos pays. Donc, je pense que certains chefs d’Etat ont voulu sanctionner ces officiers maliens pour décourager toute initiative pouvant provenir de jeunes officiers dans d’autres pays. Cela est très mauvais, parce que sanctionner un pays pour l’exemple sans penser aux conséquences, c’est assez irréfléchi de mon point de vue. Comme je l’ai dit précédemment, s’il y a un effondrement de l’Etat malien, les conséquences vont dépasser le cadre malien. La France est peut-être derrière cette crise, mais je pense qu’au niveau de la sous-région, certains chefs d’Etat ont dû peser pour qu’on sanctionne pour l’exemple.

Qu’avez-vous à ajouter sur le sujet ?

Ce qu’il y a peut-être à ajouter sur le sujet, c’est de dire que personne n’est pour la prise du pouvoir par les moyens inconstitutionnels, notamment les coups d’Etat. Mais, je pense que dans la prise des sanctions, on doit également tenir compte du contexte. Je ne pense pas que les putschistes maliens soient venus au pouvoir par soif du pouvoir. Ce sont des circonstances qui les ont amenés à prendre le pouvoir par les armes. Je pense que la CEDEAO aurait pu tenir compte de ces circonstances et aider le Mali à se relever, plutôt que de faire comme si c’est un pays qui est dans une situation normale et que les officiers se sont levés pour prendre le pouvoir juste pour le plaisir du pouvoir. De ce point de vue, je pense que c’est à la CEDEAO de savoir raison garder.

Interview réalisée par Aïssata Laure G. Sidibé

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Source: LeFaso.net