Le militant dira qu’il vaudrait encore mieux échouer, si l’échec est la règle, comme tous les autres, mais par excès de sens plutôt que par déficit de sens. Cet optimisme ne changerait toutefois rien au problème qui est que l’action politique se moque du sens, qu’il soit en excès ou en manque. Ou, si l’on veut, que la priorité de la (bonne) politique est moins le sens que des résultats tangibles et visibles pour une meilleure vie des moins chanceux de la vie.
Le sens se trouve du côté de la théorie et de la doctrine, toujours justes et vraies à l’intérieur de leurs limites, pas ou rarement dans la pratique. Voilà pourquoi l’existence en soi d’un mouvement politique qui fait du sens son nom et sa philosophie d’action ne peut que susciter de l’intérêt et de la curiosité, qui peuvent et doivent aussi aller jusqu’au contre-sens ; c’est-à-dire aller en sens inverse du SENS, sans aller contre lui.
A contresens
Le mouvement SENS (Servir et non se servir, qui peut aussi bien se lire « se servir et non servir » si l’on ne redouble pas le S de la fin pour faire SENSS !) ne déroge absolument pas à la routine de commencer par le sens en politique, malgré sa volonté et son intention réelles de rompre avec le classique de la politique dans notre pays et sur notre continent en particulier : des valeurs qui désignent le mal ou les maux à combattre et éradiquer, et qui légitiment par là même l’existence du nouveau parti ou mouvement. Si nous sommes là, c’est que nous voulons bien et mieux faire : voilà ce qu’il y a de plus classique et routinier chez toutes les organisations qui naissent et entrent en politique ; elles y entrent toutes sans exception par le sens
En voici plutôt le contre-sens qui romprait véritablement avec cette routine :
1/ Les organisations politiques (partis ou mouvements) ne devraient pas être légitimées par les seuls sens et valeurs dont elles commencent toujours par s’auto-justifier, mais par les actions d’intérêt général qu’elles initient et réalisent. Le simple fait de naître et d’exister à côté d’autres ne devrait légitimer aucun parti ou mouvement politique, comme si l’essentiel était d’attendre dans l’antichambre de l’action politique avant d’être porté par des élections à la direction de l’Etat.
Or la pratique et le sens de l’intérêt général ne peuvent s’improviser et s’acquérir du jour au lendemain par les victoires électorales : il faudrait donc que toute organisation politique se fasse périodiquement reconnaître et légitimer par l’Etat en posant des actes concrets d’intérêt général dans divers domaines ( éducation, culture, sécurité, vivre-ensemble, tourisme, etc…) qui constitueraient son véritable acte de naissance ou certificat d’existence politique, avant d’accéder au pouvoir. En clair, que le certificat des partis politiques leur soit retirés s’ils ne peuvent justifier d’actions concrètes d’intérêt général…
2/ La politique la plus sensée et vertueuse qui commence par s’ériger contre le vidage des caisses de l’Etat n’est qu’une politique négative qui suppose que ces caisses sont toujours déjà bien remplies, ce qui est un mythe. Il faut la compléter et renforcer par une politique plus positive qui consisterait à travailler aussi à remplir ces caisses de l’Etat. On ne devrait pas seulement se contenter de dire qu’il ne faut pas vider ces caisses et se servir, mais aussi comment les remplir ensemble, produire des richesses, ce qui demande là encore des mesures et actions concrètes et lisibles.
3/ Faire fond sur des valeurs dites endogènes pour refonder la politique dans notre pays et sur notre continent africain exige une réflexion préalable sur ces valeurs qui les évalue quant à leurs pertinence et efficacité pour nous-mêmes, au lieu de les considérer d’emblée comme des trésors cachés qu’il suffit de déterrer. Car, d’une part, ou bien ces valeurs nous sont propres et « naturelles », et alors nous n’avons pas besoin d’une élite éclaireuse pour nous les rendre sensibles et vivantes ; ou bien il s’agit de nous approprier les valeurs humaines universelles sans propriétaire désigné, et alors il ne serait pas approprié de parler d’endogénéisation mais d’assimilation (assimiler ou apprendre ce qui vaut aussi ailleurs et partout).
D’autre part : pourquoi Yirgou, si nous sommes si assurés et certains que cela de la positivité de nos valeurs ? Pourquoi la corruption ? Plus loin, pourquoi nos valeurs endogènes africaines n’ont-elles pas empêché le génocide rwandais de 1994 ? La main de l’Occident pour certains : mais pourquoi décidément nos valeurs africaines ne sont-elles jamais suffisamment puissantes pour empêcher de subir et suivre cet Occident ? Il suffirait pour beaucoup d’évoquer « nos valeurs » pour que la solution à nos problèmes récurrents se présente d’elle-même immédiatement. Ainsi est-il routinier et de bon ton d’en appeler à « nos valeurs » pour nous réconcilier au Burkina, mais sans jamais s’interroger sur ce qui, malgré ces valeurs nôtres, n’a pas empêché les violences et ruptures à réconcilier, et continue de ne pas empêcher la corruption. Ne faut-il pas d’autres valeurs pour évaluer et juger nos valeurs, seraient-elles aussi les valeurs d’autres ?…
4/ Le mouvement SENS révèle son paradoxe de faire bruyamment son entrée sur la scène politique en grande pompe (publicité oblige), et de rester en même temps discret sur la prise du pouvoir politique. Sachez que nous sommes là pour faire de la politique, comme tous les autres, mais nous ne voulons pas le pouvoir, contrairement aux autres ! Du moins pas tout de suite. Il semble cependant qu’il n’y a qu’une seule façon de programmer ainsi l’accession au pouvoir, d’en choisir et fixer la date : c’est le coup d’Etat ! Le plaisant paradoxe du SENS, c’est celui d’un coup d’Etat démocratique et non militaire : refaire ce qu’ont fait Sankara et ses camarades en 1983, symboliquement du moins, pour marquer et instaurer la rupture et le changement véritables.
5/ De fait, par souci de sens, le mouvement SENS reste à l’écart des grands blocs qui se constituent pour l’élection présidentielle de novembre prochain (MPP et satellites, UPC-CDP-ADF/RDA…), alors même qu’il partage avec la Coalition Rupture (MPS, APP/Burkindi…) l’héritage de la révolution de 2014 et le panafricanisme. De sorte que le troisième bloc politique qu’on aurait pu attendre, celui des acteurs principaux de 2014 et de la Transition, est désuni (ou en chantier ?), ce qui peut contredire les valeurs de solidarité et d’unité du SENS, et discréditer aussi cette révolution de 2014 dont se réclame le nouveau mouvement (la désunion de ses acteurs insurgés indique qu’ils ne se font pas confiance, une question de personnes plus qu’une priorité d’orientation et de sens communs). De sorte que le nouveau mouvement politique risque d’apparaître comme le mouvement du trop de sens, du sens au-dessus du sens même commun…
Trop de sens tue la politique
Mais c’est un pléonasme que de parler de trop de sens : le sens est toujours en excès de lui-même, dans cette mesure où c’est encore au sens qu’on aura recours pour justifier du sens, s’enfermant ainsi sur lui-même. Ayant toujours raison : nous agissons ainsi parce que nous sommes le sens, et que sans nous ou en dehors de nous c’est le non-sens. Tous les désastres politiques de l’histoire mondiale et africaine ont procédé de ce monopole du sens fondé dans des théories ou doctrines plus ou moins louables : marxisme-léninisme, fascisme et nazisme, africanité et authenticité zaïroises de Mobutu…
Au point qu’Aimé Césaire a dû quitter le Parti communiste Français, et faire de la politique complètement à contresens de la doctrine de la Négritude et de la critique du colonialisme. Parce que la théorie et la doctrine sont toujours vraies et justes, et que la catastrophe et l’échec accompagnent toujours leur mise en pratique : « Je crois en avoir assez dit pour faire comprendre que ce n’est ni le marxisme ni le communisme que je renie, que c’est l’usage que certains ont fait du marxisme et du communisme que je réprouve », écrivait-il à Maurice Thorez secrétaire général du PCF dans sa lettre de démission.
Et, l’a-t-on remarqué, il n’ y a jamais eu de politique de la Négritude chez Césaire politicien : député à l’Assemblée nationale française, il demanda et obtint l’assimilation de la Guadeloupe et de la Martinique à la France colonialiste qu’il dénonce et pourfend à juste titre, leur refusant l’indépendance. Cela n’a rien d’un non-sens, mais nous conseille seulement ceci : que pour faire de la politique, il faut laisser la doctrine et la théorie, autrement dit le sens de côté. Être plus modeste et humble…
Or je reproche aux « intellectuels » ou diplômés africains (dont je suis, jusqu’à preuve du contraire) de toujours s’enfermer dans le sens quand ils font de la politique. Comme si le manque de sens était la première cause des problèmes de l’Afrique. C’est le contraire qui est vrai et révoltant en même temps : il y a trop de sens, ou il n’y a que du sens en Afrique ! En effet, tout le monde, en Afrique, ne sait que trop ce que les Africains ne veulent pas ou ne veulent plus, et le dit plus ou moins bruyamment, depuis au moins soixante ans. Les plus malins puisent aujourd’hui dans ce trop de sens pour faire leur business en vendant et commercialisant du sens, et appellent panafricanisme cet afro-business qui n’est que la version endogène du capitalisme…
Tout Africain sait ce que la politique dans nos Etats devrait être, devrait faire. Il y a aujourd’hui plus de diplômés, de femmes et d’hommes éclairés qu’il y a soixante ans. Pourtant, quand ces mêmes « intellectuels », individuellement les plus intelligents de la terre, sont aux affaires et font de la politique, ça mal-gouverne et n’en finit jamais de mal-gouverner ! Plus ça étudie, et plus ça mal-gouverne ; plus il y a de lumière et de diplômés en Afrique, et moins nos Etats et notre continent avancent vraiment. Ce n’est pas un mystère, c’est un problème…
La vraie rupture politique en Afrique ne peut faire l’économie de ce problème à ne plus contourner qui demande une (auto-)critique sans complaisance des « intellectuels » africains qui toujours, encombrés de diplômes et de titres pour leurs nom et intérêt personnel, prétendent éclairer et penser vrai et juste (ce qui n’est toutefois requis et exigé que dans la théorie et la doctrines intellectuelles), mais sont incapables de bien gouverner. Ce sont eux en réalité qui vendent et livrent l’Afrique à l’Occident, et attachent avec leurs connaissances et titres les Africains au colonialisme et à l’Occident qu’ils critiquent tous les jours : des négriers intellectuels…
On comprend donc (et applaudit) que le mouvement SENS veuille en finir avec une situation qui dure au moins depuis soixante ans. A cette condition donc de commencer non par le sens pour risquer à coup sûr de s’y enfermer comme tous les autres, mais par la critique du sens ! la refondation de la politique au Burkina et en Afrique ne peut commencer que par la critique et l’auto-critique de ceux qui, diplômés éclairés, sont habilités voire destinés à gouverner nos pays dont les populations dans leur majorité ne sont pas éduquées et instruites.
Mais un « Appel aux intellectuels et aux artistes » du mouvement SENS évoque pourtant la lettre d’Aimé Césaire à Maurice Thorez sans se douter que c’est proprement aussi de la critique du sens qu’il s’agit dans sa démission du PCF : ce trop de sens dont l’occident même communiste s’affuble et s’enorgueillit pour asservir les peuples noirs qu’il exclut de l’histoire, c’est-à-dire de l’humanité, et dont il leur faut sortir : sortir du sens pour faire de la politique au plus près de nos réalités africaines…
Ma réponse à cet « Appel » du SENS consisterait donc à mettre personnellement en garde le Secrétaire chargé du Panafricanisme et des relations extérieures du mouvement, mon frère et camarade SOMET Yoporéka (= le nom de celui qui n’a pas de nom, et n’en cherche donc pas, condamné du coup à être simple et discret, parce que celui/celle qui doit lui donner un nom et le baptiser ne peut se trouver), qui est un égyptologue sérieux à côté de Théophile OBENGA et d’autres panafricanistes, contre la tentation de vouloir appliquer l’égyptologie dans la politique.
Contre la tentation de se servir de l’égyptologie comme la théorie ou la doctrine bien négro-africaine qu’il faudrait enfin aux Africains, après l’échec politique du marxisme-léninisme auquel ils se sont souvent référés pour se libérer du colonialisme, même s’il n’est pas interdit de s’en inspirer, et de mettre sur le même plan la refondation intellectuelle de l’Afrique dont participe grandement l’égyptologie et une refondation politique que nous voulons tous et attendons depuis soixante ans :
en insistant notamment sur la Maat des anciens Egyptiens, tant dans le Manifeste du SENS que dans cet « Appel aux intellectuels et aux artistes », une Maat qui ne parle guère à nos populations qui ignorent même où se trouvent les Egyptiens d’aujourd’hui ; comme s’il s’agissait de faire des burkinabè d’aujourd’hui et de demain des Egyptiens anciens ! Il m’importe, autrement dit, de protéger la refondation intellectuelle qu’est l’Egyptologie contre les dérives possibles et inévitables d’une mise en application politique qui rejailliraient sur cette égyptologie pour la discréditer, comme cela a toujours et déjà été le cas de toutes les belles théories et doctrines que la politique a voulu appliquer. Thomas SANKARA n’avait pas de théorie ou doctrine assignée ; il avait des idées, ce qui est le propre de l’homme d’action
Nos populations sont aveugles d’illettrisme et d’analphabétisme, pas d’intelligence : une véritable politique de rupture doit avant toute chose commencer par leur donner des yeux pour voir (= l’éducation), au lieu de prétendre parler à leur place et les éclairer d’en haut : à quoi sert la lumière la plus éclatante à un aveugle ? Et donner aux peuples africains et burkinabè des yeux par lesquels ils pourront voir n’importe lumière et n’importe quelle obscurité n’est pas de la théorie, c’est de la politique…
Kwesi Debrsèoyir Christophe DABIRE
PS : Ce commentaire sur SENS était rédigé avant le coup d’Etat au Mali qui appelle deux réflexions courtes : 1/ Le président échu, M.KEITA, n’était donc pas un paysan analphabète ou illettré, mais un intellectuel de haut vol qui échoue politiquement. 2/ Pendant que la « communauté internationale » s’énerve ou se désole et condamne le coup, le peuple malien dans sa majorité jubile et l’applaudit : cela est suffisant pour penser et se convaincre que la démocratie sans les peuples, la démocratie pour la démocratie, qui s’installe en Afrique, n’est pas plus enviable et défendable que l’absence de démocratie. C’est la démocratie doctrinaire de la pure légitimité des élections et des conventions internationales, qui mal-gouverne et laisse la survie des gens compter pour rien : cette démocratie-là est encore une variante politique du (trop de ) sens, qu’il est comme sacrilège de critiquer, mais qui ne nous fait que tourner en rond, piétiner sans avancer…
Source: LeFaso.net
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