Au Burkina Faso, il est de plus en plus question de repli identitaire de certaines communautés, au vu du développement de la situation sécuritaire. Dans une interview qu’il nous a accordée en ligne, Laurent Kibora, expert en sécurité, nous définit les types de replis identitaires, et nous donne les conséquences de cette situation pour le Burkina. Pour l’expert, le repli identitaire favorise le développement et l’action des groupes armés radicaux. Lisez.

Lefaso.net : Pouvez-vous vous présenter ?

Laurent Kibora : Je suis Laurent Kibora ; expert en sécurité, management et développement. Auteur de plusieurs livres sur les questions sécuritaires et de management dont le premier est intitulé « Actions de développement du système national de sécurité. Quel type d’organisation pour les services de renseignements et les forces anti-terroristes ? ».

Quelle lecture faites-vous des attaques terroristes au Burkina Faso ?

Avant tout, je tiens à présenter mes sincères condoléances aux familles des FDS et des civils tués le week-end passé, et leur assurer du soutien de tout le peuple du Burkina Faso qui partage leur peine et leur douleur ; et prompt rétablissement aux blessés.

Les attaques terroristes ont atteint un tel seuil de violence, de récurrence et de complexité qu’on n’aurait jamais pu imaginer. Les statistiques des attaques montrent qu’elles se multiplient à une vitesse exponentielle, passant de quelques attaques au départ au quadruple en l’espace de quatre ans.

Le ciblage aussi s’est progressivement transformé, passant des FDS aux civils, ensuite des hommes aux femmes, puis des adultes aux enfants. Par ailleurs, il existe des cas où certaines communautés ont été épargnées, cela pour davantage exacerber les tensions intercommunautaires déjà existantes dans certaines régions du pays. A cela s’ajoute la tuerie systématique de toute autorité coutumière, religieuse et politique pouvant constituer un obstacle à leur expansion.

Ces attaques tendent à montrer l’impuissance sinon l’échec des forces de défense et de sécurité, quoique les FDS, appuyées par les volontaires [pour la défense de la patrie] par endroits ont fait des résultats spectaculaires en neutralisant beaucoup de terroristes, en récupérant armes, munitions, engins et véhicules roulant, plus d’autres matériels.

Il y a deux choses qu’il faudrait retenir au vu de cette situation déplorable :

Premièrement, beaucoup reste à faire à tous les niveaux dans cette lutte contre le terrorisme et l’insécurité. L’engouement manifesté par les autorités et les populations dans la lutte contre le Covid-19 devrait être le même, sinon supérieur dans la lutte contre le terrorisme et l’insécurité ;

Deuxièmement, les vrais terroristes ne sont pas ceux qui font des enlèvements, pillent, tuent, violent et incendient ; eux, ce sont des criminels. Les vrais terroristes ce sont ceux qui tirent profit de cette situation en faisant tout pour qu’elle continue et perdure.

On constate aussi que la majorité des attaques ne sont pas revendiquées. Qu’est-ce qui pourrait justifier cela ?

Plusieurs raisons pourraient justifier cela :

Premièrement, il faut noter que la préoccupation des terroristes depuis un certain moment n’est pas de revendiquer ce qu’ils font ; ils l’ont fait, le font, et le feront. Leur objectif, c’est la déstabilisation des régions attaquées pour mieux les contrôler afin de pouvoir faire leur trafic illicite de tout genre ; trafic qui génère beaucoup d’argent à travers une longue chaîne de personnes dont les débouchées pourraient totalement vous déstabiliser par la présence inattendue de personnes insoupçonnées.

Deuxièmement, il n’est pas dans la coutume des terroristes de revendiquer automatiquement leurs actions à chaque fois. Par moments, certaines actions sont revendiquées des mois ou des trimestres plus tard.

Enfin, toutes les actions ne sont pas menées par des groupes armés radicaux (c’est ainsi qu’il convient de les appeler, le terme « groupe terroriste » étant sujet à forte polémique). Il y a la chaîne de grand banditisme constitué de coupeurs de route, de braconniers, de voleurs de bétail, etc. qui tirent profit de cette situation pour mener des attaques à leur profit.

Comment jugez-vous la réponse gouvernementale face au fléau ?

La réponse gouvernementale a péché par excès d’optimisme au départ, en croyant que les attaques étaient passagères et qu’en quelques mois, le pays allait venir à bout de ce fléau ; ce qui a été une erreur monumentale.

Le gouvernement fait beaucoup d’efforts mais pour que ces efforts portent des fruits, ils doivent être empreints d’un réel engagement et d’une détermination sans failles à venir à bout de ce fléau, ce qui n’est pas vraiment ressentie par le peuple burkinabè. L’engagement et la détermination du gouvernement face au Covid-19 et les bons résultats qui s’en sont suivis montrent que le gouvernement, s’il le veut, a la capacité de venir à bout de l’insécurité et du terrorisme.

Aussi, le gouvernement doit dissocier le politique du technique. Ce qui est politiquement correct peut ne pas l’être techniquement, et vice-versa. Chacun doit rester dans son rôle. La question comporte plusieurs aspects que chacun devrait, de par ses compétences, tenter de régler : par exemple, pour les aspects politiques du terrorisme, personne mieux que le gouvernement, ne saurait y résoudre ; il en va de même pour les questions militaires réservées aux FDS, etc.

Aujourd’hui, on parle de plus en plus de repli identitaire. Déjà, comment cerner cette notion ?

La notion de repli identitaire est en train de faire son apparition sur la scène nationale du Burkina, à cause du problème du repli de la communauté peule au Burkina Faso et au Mali. Cette question est très délicate mais je reviendrai là-dessus plus tard. Le repli identitaire, comme vous l’entendez, est le fait pour une communauté de se replier sur elle-même, toujours dans le souci de préserver ses intérêts qui peuvent être vitaux, économiques, culturels, etc.

Comment le repli identitaire se manifeste-t-il ?

Le repli identitaire se manifeste par le repli d’une communauté face à une ou plusieurs autres. Ce repli fait suite à une menace dont la solution pour la communauté en question est le repli qui est une forme de couper les ponts avec tout le monde.

Le repli identitaire peut être pacifique ou belliqueux. Il est pacifique quand la communauté s’isole sans développer des actions hostiles aux autres communautés. Mais il est belliqueux quand cette communauté entreprend des actions nuisibles aux autres communautés. Il faut aussi noter qu’il existe plusieurs types de replis identitaires :

- Racial : Noirs / Blancs ; par exemple la communauté noire qui se replie sur elle-même comme aux Etats-Unis à cause des exactions et des injustices des Blancs sur les Noirs ;

- Sexuel : Femmes / Hommes ;

- National : Palestiniens / Israéliens ;

- Religieux : Islam / Christianisme ;
- Culturel (ethnique) : Dogons / Peulh ;

- Politique (Idéologie) : Communisme / Capitalisme ;

- Etc.

Vous constaterez que le dénominateur commun à tous ces types de replis est le besoin de se protéger face à une menace.

Pourquoi les communautés se replient sur elles-mêmes ?

Dans le combat pour la vie, l’homme développe beaucoup de procédés pour survivre. L’un de ces procédés est le repli. Dans notre contexte, les communautés se replient non pas de bon gré, mais malgré elles afin de se protéger quand l’Etat a failli à le faire. Cela est observé ailleurs comme aux Etats-Unis entre Afro-Américains et Euro-Américains.

Actuellement, les communautés qui se sont repliées sur elles-mêmes sont essentiellement des communautés peules, bella ou touareg au Mali et au Burkina Faso.

Au Mali, pendant longtemps et jusqu’à nos jours, les Peulhs ont été victimes de la violence des Dogons, des chasseurs dozos et du vol de leur bétail par les Touaregs, sans que l’Etat ait pu faire quelque chose pour leur venir en aide et les protéger. Ce fait semble malheureusement être négligé par bon nombre d’acteurs de la scène politique national et international.

Pour se défendre, les Peulhs se sont repliés sur eux-mêmes, ne cherchant les solutions à leurs problèmes que par eux-mêmes. C’est ainsi qu’ont été créées plusieurs associations peules au Mali : Alliance pour le salut au Sahel (ASS), Mouvement pour la défense de la patrie (MDP), Tabital Pulaaku, Alliance nationale pour la sauvegarde de l’identité peule et la restauration de la justice (ANDIPRJ), etc.

Il y a de cela quelques mois, le chef du Front de libération du Macina, Amadou Koufa, a appelé la communauté peule à prendre les armes pour se défendre contre les violences et les injustices dont elle est victime ; c’est d’ailleurs peut-être pour cette raison qu’on observe une forte proportion de Peulhs dans les rangs des groupes armés radicaux, ce qui ne signifie pas que tous les Peulhs sont assimilés à des djihadistes.

Les évènements malheureux d’Ogossagou au Mali et de Yirgou au Burkina Faso, ainsi que celui de Sari en 2012 au Mali et bien d’autres, n’ont fait que stimuler ce repli identitaire. Le conflit séculaire agriculteurs-éleveurs persiste jusqu’à nos jours, rendant très difficile la cohabitation entre ces deux communautés. Pour la petite histoire, j’ai moi-même, sur le terrain, dans une localité frontalière, assisté à un affrontement entre Peulhs et une communauté locale où j’ai réussi, par la négociation, à ramener la paix.

Les raisons avancées sont-elles valables selon vous ?

Les raisons avancées sont compréhensibles. Il est normal que devant une menace, l’être humain cherche des issues pour s’en sortir et cela ne peut être condamné. Cela est même normal, car vu sous un angle anthropologique, chacun de nous a son repli d’une manière ou d’une autre pour se protéger. Et comme l’a dit un sage, chacun de nous a trois visages : celui qu’on aimerait incarner, celui qu’on montre aux gens et celui qu’on cache et qu’on n’aimerait pas que quelqu’un voie.

Cependant, ces raisons sont compréhensibles et acceptables tant qu’elles ne franchissent pas la frontière de protection de la communauté de repli ; une fois que ce repli se tourne en violence ou en représailles contre une entité extérieure (communauté, gouvernement, pays, religion, etc.) il devient automatiquement condamnable.

Quels peuvent être les dangers d’une telle situation ?

Les terroristes font flèche de tout bois. Il est clair qu’une telle situation ne peut que favoriser les recrutements de combattants pour les groupes armés radicaux. Cette fracture entre les communautés peules et locales est d’un grand profit pour les différents groupes armés radicaux (Groupe islamique au Grand Sahara, EIGS ; le GESIM, Ansarul Islam, le Mujao, le FLN) qui utilisent cette faille pour recruter beaucoup dans cette communauté.

Ensuite, cette situation, à la longue, risque d’entraîner une stigmatisation de cette communauté, ce qui ne ferait que servir davantage les stratégies des groupes armées radicaux qui est de « diviser pour régner ». Le pays peut basculer de la crise sécuritaire à une crise identitaire qui fera autant de dégâts que le terrorisme. Tout cela ne fera qu’entraîner l’effondrement du pays.

Quelles sont les pistes qui pourraient aider à résoudre cette question ?

A la suite de mon intervention de pacification dans le conflit entre Peulh et autochtones, j’ai saisi l’ampleur de la menace de la question pour notre pays et pour tous les pays de la sous-région et j’ai imaginé un procédé pour tenter de résoudre cette bombe dormante aux autorités. Malheureusement, cela n’a pas été compris comme je l’aurais souhaité et est resté sans suite.

Les pistes pour résoudre cette question sont le dialogue, la justice, la tolérance, l’empathie et le partage équitable des ressources. Tout préjugé doit être balayé. Il faut privilégier la promulgation d’une bonne image des différentes communautés, surtout celle peule. Il va falloir des actions endogènes et exogènes fortes pour corriger les contradictions socio-culturelles et économiques au sein de ces communautés, ainsi que dans leur relation avec les autres communautés.

interview réalisée par Dimitri Ouédraogo

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Source: LeFaso.net