Maintenant que les humeurs se sont calmées quelque peu, l’aîné que je suis peut mêler sa voix à l’affaire qui a agité l’actualité burkinabè récemment. Je veux parler évidemment de cette histoire de « diaspo » et de « tingmbissi ».

Pour parler plus sûrement d’un problème, il faut remonter aux origines. C’est la raison pour laquelle un tribunal prend son temps pour discuter avec les uns et les autres, étudier et classer ses dossiers en bon ordre. Et c’est également la raison pour laquelle dans notre métier de journaliste, on réalise des reportages et des interviews. Ça permet d’aller voir ce qui se passe sur le terrain et de donner la parole aux vrais protagonistes d’une affaire. Une telle démarche évite de parler à la place des autres. Et donc de parler de ce qu’on ne connaît pas.

Je vais commencer par moi-même. Pour vous dire qu’à mon âge, beaucoup de choses m’interdisent de raconter n’importe quoi aux jeunes. Premièrement, leur raconter des sottises, c’est le plus sûr moyen de les égarer. Ensuite, le doyen que je suis ne peut se risquer à salir aussi douloureusement sa propre conscience. Car un aîné, même s’il ne le dit pas publiquement, est peiné lorsqu’il se rend compte qu’il a eu à dire des choses inexactes aux plus jeunes.

Attaquons-nous maintenant à cette affaire absurde. Ce sont les colons, c’est-à-dire des étrangers, qui sont venus tracer des frontières sur nos terres ancestrales. Ces étrangers venus de la grande Europe se sont donc autorisés à dire, ici c’est le Mali, ici c’est le Niger, ici c’est la Haute-Volta, ici c’est la Côte-d’Ivoire. En tout cas, je n’ai jamais entendu dire qu’un roi nègre a eu son mot à dire lorsqu’on prenait ces décisions. Si quelqu’un a une telle information, prière le faire savoir !

J’ai écrit un texte intitulé « La Frontière » dans mon roman « Loin de mon village c’est la brousse ». Dans ce texte, une frontière est venue diviser un village entre Mali et Haute-Volta. La famille de la mère s’est retrouvée au Mali et celle du père en Haute-Volta. Et voilà comment on devient étranger dans son propre village sans même avoir bougé d’un pas. Lorsqu’un garçon a voulu aller chercher du travail ailleurs, il a été naturellement dans une plantation en Côte-d’Ivoire. C’est là qu’il a rencontré Marie, une ivoirienne bon teint. Ensuite, avec leurs enfants, le couple est allé vivre en France. Et c’est là qu’ils ont découvert qu’ils étaient des nègres, puis des « immigrés ». L’histoire est complexe ? Pourtant, je vous assure qu’elle est réelle, et certains de ceux qui l’ont vécue sont toujours vivants et peuvent témoigner.

Diaspo, immigré, les mots ont une origine. Et ils ont un sens. Et ils ont un contenu. Pour faire face aux situations complexes que vivaient les familles africaines, du fait de l’administration du Blanc, en Haute-Volta, on avait forgé le mot « Kaosweogo ». Une vraie trouvaille d’une grande intelligence. On a choisi volontairement de ne pas faire le jeu de l’Administrateur. « Kaosweogo » signifie que c’est notre fils qui a « duré dans la brousse », qui a donc « duré dehors ». Parce que dans l’entendement général, ce qui se passe hors de mon village, c’est la brousse, donc en forêt. Et le terme « Kaosweogo », ne désignait pas seulement celles et ceux qui ont séjourné en Eburnie. A l’époque, la grande majorité des « Kaosweogo » résidait au Ghana. D’où l’expression populaire « Yaa Ghana laa » ? Pour dire ce qui est hors de tout contrôle.

Lorsque par la suite le gouvernement voltaïque a institué les AVV, Aménagement des Vallées des Voltas, les familles des cultivateurs qui allaient prendre une parcelle dans ces périmètres aménagés étaient automatiquement des « Kaosweto ». Corollairement, « Kaosweogo » plaidait la cause de ces gens qui ont grandi en dehors de la zone culturelle connue et qui, de ce fait, avaient d’autres conduites et d’autres mœurs. Mais personne n’aurait eu l’idée étrange de les regarder autrement que « nos enfants ». « Tond Kamba ». Là également, je demande : si quelqu’un a connaissance d’un cas ou cela serait survenu, prière le faire savoir !

D’où vient le mot « diaspo » ? Une fois de plus, je demande : si quelqu’un en sait quelque chose, bien vouloir donner l’information ! Toutefois, dans l’usage habituel, nous avons tous utilisé le terme « Diaspo », comme la traduction du mot « Kaosweogo ». Sauf que par la suite, du fait de politiques hasardeuses, ce mot « Diaspo » allait nous causer bien des déboires.

Ainsi donc, nos populations ont eu à souffrir de délimitations territoriales qu’elles n’ont pas décidé elles-mêmes. Pendant longtemps, nous avons vécu comme si ces frontières n’existaient pas dans la réalité. Puis, les politiciens ont eu l’idée saugrenue de dire qui est Ivoirien, c’est-à-dire un bon gars, et qui n’est pas Ivoirien, c’est-à-dire une mauvaise personne. Il est juste de préciser que cela n’est pas arrivé uniquement en Côte-d’Ivoire. Il se trouve que dans la CEDEAO, ce pays est notre France à nous. De ce fait, ce qui arrive en Côte-d’Ivoire a forcément des résurgences dans les pays alentour. Et ce mode de pensée a fait tâche d’huile.

Ainsi donc, je ne suis pas menteur parce que c’est mon caractère propre. Je suis menteur parce que je viens de telle contrée de tel pays. Je ne suis pas un bon gars parce que c’est mon caractère. Je suis honnête parce que je viens de tel pays. Une fois de plus, je demande : quelqu’un connaîtrait-il une forme de pensée plus idiote que celle-là ? Pourtant, dans la bouche des politiques dressés en haut des tribunes, ça a marché. Bizarrement, l’idée a fonctionné. Et il ne sert à rien de le nier aujourd’hui, puisque nous continuons à en payer le prix. Disons-nous la vérité ! Cette politique imbécile a fonctionné et c’est la faute à nous tous. Soit parce que nous avons adhéré à la démarche, soit parce que nous avons choisi de nous taire et de laisser faire.

Personnellement, je connais bien le sens du mot étranger. Je suis né à Ouahigouya, c’est-à-dire à quelques dizaines de kilomètres de la frontière malienne. A 12 ans, on m’a amené à Ouagadougou pour faire le collège. 180 petits kilomètres de Ouahigouya et je devenais le « Yadga ». C’est-à-dire que je ne comptais plus parmi les Mossis, puisque étant étiquetté « Yadga ». Et je ne me prénommais plus Sayouba puisqu’on m’appelait « Hé, Yaadbilan ! ». A 26 ans, je rejoignais Paris pour devenir un « migrant ». Depuis 1987, grâce à mon métier de journaliste radio et à cause de mes travaux d’écrivain, je n’ai pas arrêté de voyager à travers le vaste monde. Et croyez-moi, bien souvent dans la bouche des gens, étranger a des résonances curieuses. Il est bien vrai que dans la graphie, étranger ce n’est pas bien loin d’étrange.

Et dans cette vie baladeuse, j’ai fréquenté de nombreux « Kaosweogo » et de nombreux « Diaspo ». Grâce à mon grand ami, le défunt Seydou Zombra, j’ai fait la connaissance de nombreux artistes ivoiriens. On peut compter le grand cerveau Venance Konan, le talentueux Solo Soro. Et c’est valable pour tous les pays qui entourent le Burkina Faso. Y compris des hommes politiques influents et des décideurs publics. Si j’en oublie, je sollicite votre indulgence.

Après ce tour d’horizon pour situer les choses, à présent notre problème. Et là, je vais m’autoriser à vous parler comme un père à ses enfants. Tout corps social, toute société édifie des systèmes de défense pour sa protection et sa perpétuation. Défense militaire, défense économique ou défense culturelle. Les sociologiques peuvent expliquer cela mieux que je ne le puis. L’arrivée massive d’éléments étrangers réveille évidemment des réflexes de défense. Le degré de véhémence de cette défense dépend évidemment du niveau de la menace. Nos jeunes frères et nos enfants « Kaoswéto » doivent prendre en compte cette réalité humaine. Ce n’est pas parce que c’est eux aujourd’hui. L’humanité a toujours fonctionné comme ça. Et un vocabulaire approprié existe dans toutes les langues pour caractériser les nouveaux venus qui sont perçus comme des envahisseurs.

Dans notre cas, nous savions très bien que c’était des « envahisseurs soft ». Nous étions même contents et fiers de pouvoir revendiquer cette progéniture qui nous revenait dans les bras. Toutefois, quand ils arrivent et affirment qu’ils sont venus « faire évoluer ce pays », ils doivent comprendre qu’aux yeux des autres, c’est là une agression qu’ils annoncent. Quand un groupe débarque et annonce qu’ils se préparent à s’attaquer à mon mode de vie, je fais quoi ? Là également je demande à tout un chacun : prière de bien vouloir répondre honnêtement à cette interrogation. Les mots caractérisant le vocabulaire nouveau apparu à l’université, est-ce que ce sont des inventions de journalistes, ou bien cela a réellement existé ? Le langage spécifique des « Maquis », est-ce que c’est moi qui affabule ou bien c’est la réalité vécue à Ouagadougou et dans les villes du Burkina Faso.

La vérité m’oblige à dire que ce n’est pas totalement leur faute. Dans l’espace de la CEDEAO, le complexe de supériorité des Ivoiriens envers les autres est bien connu. Et le mépris qu’ils ont envers les autres est bien connu. Personnellement, je n’ai jamais loupé une occasion de le dire à mes amis et connaissances ivoiriens. Lorsqu’on a grandi dans un milieu habitué à surclasser les autres, on en hérite forcément quelque chose. Même à Paris où je vis, cette attitude des Ivoiriens est proverbiale. Je mets au défi quiconque veut nier cette réalité. On est quelque fois victime de l’éducation qu’on a reçue. Retournez et regardez toutes les réactions faisant suite aux propos de notre confrère Zoungrana ! J’en ai lu la plus grande part. J’ai trouvé rarement une argumentation valable. Sur toutes les pages, c’est une litanie interminable d’insultes. Pour ma part, je n’ai jamais considéré une injure comme un argument. C’est plutôt un aveu de faiblesse de la part de celui qui insulte. En insultant publiquement quelqu’un, je démontre aux yeux de tous mon manque de valeur personnelle.

Comme je l’ai dit au début de mon propos, globaliser les gens est une erreur. Je suis ce que je suis parce que c’est mon caractère intrinsèque. Ce n’est pas parce que je viens de tel ou tel pays, ou parce que j’appartiens à tel ou tel groupe. Des « Tingmbissi » tricheurs, voleurs menteurs, j’en connais un paquet. Des « Diaspo » humains, et sacrément humains alors, j’en connais des tonnes. Cela dit, il faut avoir également l’honnêteté de dire que l’arrivée des « Diaspo » ne pouvait se faire sans quelque difficulté. C’est la nature humaine qui est comme ça. Moi je ne peux pas arriver dans un village de Sassandra ou Abengourou et vouloir que les gens se conforment à mes désirs. C’est plutôt à moi qu’il revient de m’adapter. Un homme ne peut pas vivre en cherchant chaque fois à contourner ses devoirs. On veut bien emprunter des éléments plaisants de la culture que nos rejetons nous rapportent de Côte-d’Ivoire. Eux aussi ne peuvent ignorer qu’ils doivent s’adapter à leur nouveau cadre de vie.

Je ne crains pas de terminer par une autre demande : si nos frères, nos fils et petits-fils « Diaspo » veulent me dire que eux ils sont parfaits, que eux ils n’ont aucun défaut, et que tous les défauts et toutes les erreurs, ce sont les autres, j’attends patiemment la démonstration. Personnellement, si dans cet écrit j’ai dit quelque chose d’inconvenant, je demande fraternellement de bien vouloir en faire la remarque.

Sayouba Traoré

Journaliste, écrivain

Source: LeFaso.net