Un des événements marquants de la fin de l’année 2018 et du début de ce nouvel an 2019 au Burkina est sans conteste, mais entre autres, la déclaration par décret du 31 décembre 2018 de l’état d’urgence dans quatorze (14) provinces du pays.

Cette déclaration de l’état d’urgence, vraisemblablement la première de notre IVe République (nous avons certes connu une déclaration d’état de siège très éphémère et à la régularité juridique très discutable en 2014 ; l’on y reviendra), a intéressé, à juste titre, plus d’un : en témoignent les diverses analyses et les débats de tout genre sur la toile et dans la presse. On s’est entre autres, interrogé sur l’opportunité de cet état d’urgence ; on s’est demandé si sa survenance n’était pas tardive ou précoce ; on s’est même posé la question de son efficacité à aider à résorber la crise terroriste ; et on se demande quelles pourraient être ses implications politico-sociales.

Nonobstant la légitimité et l’intérêt indéniable de ces questions, c’est plutôt l’angle purement juridique de cet état d’urgence qui nous intéresse ici (exit donc les préoccupations, absolument utiles, des analyses politiques ou politiciennes).

Maintenant que le Parlement a adopté la loi de prorogation (la loi n° 001-2019/AN du 11 janvier 2019) de l’état d’urgence, on peut examiner un tel état dans toutes ses virtualités, puisqu’il apparait dorénavant dans son format classique : une proclamation présidentielle initiale et une prorogation parlementaire subséquente. En fait d’analyse, il s’agit précisément de faire des suggestions pour conduire cet état d’urgence à la régulière (II), vu certains écueils possibles qui pourraient cher coûter à l’Etat dans la suite. Aussi convient-il auparavant d’esquisser quelques prolégomènes sur ce régime juridique d’exception envisagé ici au Burkina Faso, ou plus largement ailleurs dans le monde (I).

I. Brefs propos sur le régime juridique de l’état d’urgence

L’état d’urgence est en droit burkinabè l’un des trois régimes juridiques d’exception (classiques, précisons). Il existe en effet à côté de l’état de siège prévu aux articles 58 et 101 de la Constitution, et du régime de pouvoirs exceptionnels du Président aux termes de l’article 59 de la Constitution, que l’on pourrait qualifier d’état de crise institutionnelle, puisque c’est globalement la crise institutionnelle qui est le facteur causal de son déclenchement. Ces trois régimes (état d’urgence, état de siège, état de crise institutionnelle) tiennent leur exceptionnalité ou leur caractère exceptionnel, entre autres, de leur objet. L’objet qu’ils saisissent (c’est du moins la prétention), c’est la situation de crise, les circonstances exceptionnelles, extra-ordinaires ; en clair la situation qui, parce qu’elle n’est pas ordinaire ou parce qu’elle est différente de la situation normale, semble ‘hors de prise’, parce puisqu’imprévisible en soi. C’est d’ailleurs l’étymologie latine de l’exception : ex-capere (ex : hors, dehors / capere : prendre, saisir, donc « prendre hors de » ou « prendre en dehors de »).

L’exceptionnalité de ces régimes vient aussi de la nature du droit qui les régit. Puisque l’on a affaire à une situation différente de la normale (les exemples, sans être exhaustifs, peuvent ainsi concerner une catastrophe naturelle d’envergure, une crise institutionnelle grave, un enchainement d’attaques terroristes d’ampleur, une guerre, etc.), le droit qui doit régir celle-ci doit être différent du droit ordinaire. A situation exceptionnelle, droit d’exception, dit-on. Ce droit d’exception peut consister soit en une habilitation à opérer « en dehors » ou « à côté » du droit (ordinaire) : on aurait ici en quelque sorte un Etat ou un souverain (au sens schmittien) jus solutus, c’est-à-dire a priori délié du droit (ordinaire). Ce droit d’exception peut soit aussi consister en la création d’un droit ou d’une loi spécifique pour orchestrer cette situation d’exception. En vérité, le droit positif de l’état d’exception fait un cumul de ces deux modalités : on a un droit ou une loi spécifiquement prévu(e) pour ces situations d’exception et qui autorise l’Etat à agir « en dehors » du droit ordinaire. C’est en tout cas ce que fait notre loi sur l’état d’urgence (la loi n° 14/59/AL du 31/08/1959).

A teneur de la loi sur l’état d’urgence (ci-après la loi), le Président ne peut décréter l’état d’urgence que si matériellement l’état d’urgence est vraiment constitué et s’il a sacrifié à une certaine formalité. Il y a matériellement état d’urgence, lorsqu’il y a un péril imminent qui pèse sur l’Etat ou des évènements qui ont un caractère de calamité publique. Le péril doit résulter d’une atteinte grave à l’ordre public et les évènements eux, doivent être d’une certaine gravité (art. 1 de la loi). Quant à la formalité, il faut que le Président délibère d’abord en conseil de ministres puis, qu’il déclare l’état d’urgence par voie de décret : donc un décret ‘en forme solennelle’, comme on le dit dans le jargon (art. 58 de la Constitution / art. 2 de la loi). C’est ce qui fut fait avec le décret du 31 décembre 2018 (décret n° 2018-1200/PRES), le Président ayant estimé que la récurrence des attaques terroristes était constitutive d’un péril pour l’Etat.

Une fois décrété, l’état d’urgence autorise un certain nombre de mesures censées contribuer à résorber la crise qui a conduit à son décret. La loi cite, non exhaustivement, la restriction ou la suspension des libertés de réunion, de circulation, de l’inviolabilité du domicile (par les perquisitions), la censure de la correspondance, de la radio, du cinéma et du théâtre, la fermeture des salles de spectacle, des débits de boisson et de tous lieux de réunion de toutes natures, la réquisition des armes, munitions et explosifs, des personnes, des biens et des services. L’Etat peut requérir la force armée et lui confier des missions de maintien ou de rétablissement de l’ordre. Il peut même confier à la justice militaire, quelle que soit la qualité des auteurs principaux et des complices, la connaissance, entre autres, de certains crimes et délits de presse, punis de huit jours à un an d’emprisonnement et/ou d’une amende de cinq milles à deux millions de francs, avec possibilité de doubler ces peines (voir art. 3 à 5 de la loi ; aussi art. 2 du décret du 31 décembre 2018).

Toutes ces mesures peuvent être prises, pour peu que la finalité soit de ramener l’ordre et la tranquillité. Cette loi burkinabè sur l’état d’urgence est globalement une reprise de l’ancienne loi française de l’état d’urgence. Bien qu’assez vielle (elle date de 1959), elle est dans l’ensemble, similaire à la plupart des lois sur l’état d’urgence de pays africains francophones de la sous-région : voir par exemple Loi n°59-231 du 7 novembre 1959 sur l’état d’urgence de la Côte d’Ivoire ; Loi organique n° L/1991/016 relative à l’état d’urgence et à l’état de siège de la Guinée Conakry ; Loi n° 87-49/AN-RM du 4 juillet 1987 relative à l’état d’urgence du Mali ; Loi n° 98-024 du 11 août 1998 portant réglementation de l’état d’urgence du Niger ; Loi n° 69-29 du 29 avril 1969 relative à l’état d’urgence et à l’état de siège du Sénégal ; Ordonnance 62-44/INT-SUR du 27 octobre 1962 relative à l’état d’urgence du Tchad ; etc.

Dans le cas de l’état d’urgence actuel, le rapport entre sa proclamation et les attaques terroristes se situe à deux niveaux : ce sont ces attaques qui ont été le facteur causal de la proclamation de l’état d’urgence, et cette proclamation est censée autoriser l’adoption de mesures à même de contribuer à résorber la crise terroriste. Le recours au régime de l’état d’urgence en soi ne résorbe pas la crise, mais il est censé donner les coudées franches à l’exécutif pour adopter toute sorte de mesure efficace à résoudre cette crise. C’est donc à l’exécutif de faire preuve d’ingéniosité dans les mesures à prendre. L’état d’urgence lui permet en tout cas de restreindre et de suspendre, si nécessaire, certains droits et libertés. Et parce qu’il peut y avoir restriction et suspension de droits et libertés, on doit songer à prendre un certain nombre de précaution pour conduire cet état d’urgence de six mois à la régulière (la loi n° 001-2019/AN ayant prorogé l’état d’urgence jusqu’au 12 juillet 2019).

II. Des précautions pour un état d’urgence à la régulière

Si notre droit national sur l’état d’exception autorise des restrictions et suspensions de libertés et de droits humains, on est aussi tenu par des engagements internationaux en matière de droits de l’homme qui encadrent ces restrictions et suspensions (et tout Burkinabé garde encore à l’esprit les effets du droit international invoqué il n’y a pas si longtemps par certains justiciables dont le procès se poursuit par d’autres ramifications). Pour les restrictions aux libertés, elles doivent se faire aux conditions classiques du droit international des droits de l’homme : l’existence d’une base légale pour la restriction (ici la loi sur l’état d’urgence), d’un but légitime (vraisemblablement le maintien de l’ordre) et surtout de la proportionnalité (l’adéquation entre la mesure de restriction et le but poursuivi par cette mesure ; analyse faite au cas par cas). A cela s’ajoute le fait qu’un certain nombre de droits humains ne peuvent être limités. Il s’agit, entre autres, de l’interdiction de la torture, des traitements inhumains et dégradants, de la liberté de pensée, de conscience et de religion (dans sa dimension du for intérieur ; la manifestation extérieure de cette liberté pouvant être restreinte), du principe de la légalité des infractions et des peines, du principe de non rétroactivité, etc. Concrètement, cela signifie par exemple que l’on ne peut, prétexte pris de l’état d’urgence, torturer qui que ce soit.

S’agissant de la suspension de droits et libertés, elle est plus délicate et demande plus de précautions. Le mécanisme prévu par le droit international est le mécanisme de la dérogation prévu à l’article 4 du Pacte international sur les droits civils et politiques auquel le Burkina est partie (ci-après, Pacte ONU II). La dérogation ou la suspension de droits consiste, en période de danger public grave menaçant la vie de la nation (comme ici l’état d’urgence), à une mise entre parenthèses temporaire de certains droits et libertés en vue et le temps de résorber la crise. Le droit ou la liberté ainsi suspendu(e) est temporairement évincé(e) des obligations dont l’Etat est tenu.

Mais pour ce faire, il faut d’abord avoir proclamé officiellement l’existence d’un état d’urgence ; il faut ensuite que la suspension de droits soit nécessaire et proportionnelle ; que les mesures suspensives de libertés n’évincent pas un certain nombre de droits considérés indérogeables (comme le droit à la vie – droit indérogeable certes, mais droit qui souffre d’exceptions –, l’interdiction de la torture, des traitements inhumains et dégradants, l’interdiction de l’esclavage et de la servitude, la non rétroactivité des lois pénales, la reconnaissance de la personnalité juridique, la liberté de pensée, de conscience et de religion – dans sa dimension du for intérieur –, et l’interdiction d’emprisonnement pour dette contractuelle), et que cette suspension de libertés n’entraine pas la violation d’autres obligations internationales de l’Etat dérogeant. Les mesures dérogatoires ne doivent pas non plus entraîner une discrimination fondée sur la race, la couleur, le sexe, la religion ou l’origine sociale. Il faut surtout (et c’est là que l’Etat doit y veiller) notifier au Secrétariat général des Nations unies, comme l’exige l’art. 4 (3) du Pacte ONU II, que l’on a décrété un état d’urgence et que celui-ci entrainera à coup sûr des dérogations à un certain nombre de libertés.

Le gouvernement doit donc impérativement et dans de meilleurs délais procéder à cette notification à l’international, si ce n’est déjà fait ; sans quoi, on ne pourra, en cas de contentieux devant le Comité des droits de l’homme, ou même devant la Cour de justice de la CEDEAO ou la Cour africaine des droits de l’homme, exciper de la proclamation de notre état d’urgence pour justifier quelque méconnaissance de tel droit ou de telle liberté. Certes, la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, à laquelle le Burkina est partie, est silencieuse sur la question de la dérogation, et la Commission africaine (organe quasi juridictionnel) a estimé que ce silence signifie que la Charte ne prévoit pas la possibilité de suspendre, pendant l’état d’urgence, des droits de l’homme. Mais la Cour africaine (organe juridictionnel) a récemment, dans un obiter dictum, en une affaire contre la Libye, laissé entrevoir que l’on pourrait, en cas d’état d’urgence, déroger à certains droits de la Charte africaine (voir affaire Commission africaine des droits de l’homme et des peuples c. Libye, requête n° 002/2013, arrêt, 03 juin 2016, §§ 76-77).

La Cour de justice de la CEDEAO a aussi admis le principe selon lequel on pourrait, en période d’état d’urgence, suspendre certains droits et libertés. Dans une affaire contre la Côte d’Ivoire dans le cadre de la crise postélectorale, la Côte d’Ivoire s’est prévalue d’un état d’exception qui aurait été en vigueur pendant la crise et qui aurait justifié la suspension de certaines libertés. Elle a argué que c’est cet état d’exception et cette suspension de libertés qui auraient justifié la séquestration de Simone et de Michel Gbabgo (respectivement épouse et fils de l’ancien président ivoirien et requérants devant la Cour de la CEDEAO).

La Cour de justice de la CEDEAO entre en matière sur la question de la dérogation, mais rejette l’argument au motif qu’entre autres, la Côte d’Ivoire n’avait pas notifié, comme le requiert l’art. 4 du Pacte ONU II, au Secrétariat des Nations unies, qu’elle avait décrété un état d’exception et qu’elle avait dérogé à des libertés (voir Cour de Justice de la CEDEAO, ECW/CCJ/JUD/03/13, Simone Ehivet et Michel Gbagbo c/ Côte d’Ivoire, 22 février 2013). Comme les Burkinabè connaissent et empruntent assidument depuis un certain temps, au bonheur de la défense des droits de l’homme, le chemin de Genève (siège du Comité des droits de l’homme), d’Abuja (siège de la Cour de justice de la CEDEAO) et d’Arusha (siège de la Cour africaine), il serait de bon ton que l’Etat prenne dès à présent les précautions en notifiant dument son état d’urgence au Secrétariat des Nations unies ; sinon il ne pourra s’en prévaloir dans un contentieux devant les organes de droits de l’homme. On sait ce que le contentieux et les condamnations du Burkina devant ces organes (quasi) juridictionnels nous coûtent (affaire Lohé Konaté devant la Cour africaine, ou l’affaire de l’invalidation des listes électorales de 2015 devant la Cour de justice de la CEDEAO ; pour ne citer que ces affaires-là).

C’est aussi l’occasion ici de suggérer une relecture de la loi n° 14/59/AL du 31/08/1959 sur l’état d’urgence. Au regard de sa vieillesse, elle mérite d’être toilettée, mise à jour et au diapason des obligations internationales du Burkina en matière d’état d’exception. On espérait que le Parlement saisît l’occasion de sa loi de prorogation de l’état d’urgence pour procéder à cette relecture. Ce n’est toutefois pas très tard. On pourrait, à l’occasion de la relecture de cette vieille loi sur l’état d’urgence, profiter légiférer sur l’état de siège. Car, bien que l’article 101 de la Constitution renvoie à une loi pour régir l’état de siège, il n’existe à nos jours aucune loi sur l’état de siège. On trouve certes quelques références à l’état de siège dans le Code de justice militaire, mais il n’y a pas de loi spécifique sur l’état de siège.

Ce vide explique en partie le bricolage juridique qui avait entouré la déclaration de l’état de siège par le Président Compaoré le 30 octobre 2014. Cette déclaration était entachée de beaucoup de vices de forme : par exemple, l’article 101 de la Constitution exige qu’elle ne soit faite qu’après délibération en conseil des ministres. Pourtant, le gouvernement était vraisemblablement déjà dissous avant que le Président ne prît son décret ; la délibération en conseil des ministres n’avait donc pu avoir lieu. Et jusqu’à ce jour, on ne trouve aucune trace de ce décret d’état de siège au Journal Officiel. Heureusement que cet état de siège n’a duré que l’instant d’un feu de paille. Le Parlement pourrait donc adopter une nouvelle et seule loi sur l’état d’urgence et de siège (une partie de la loi sur l’état d’urgence et une autre sur l’état de siège) comme en Guinée Conakry ou au Sénégal par exemple (Loi organique n° L/1991/016 relative à l’état d’urgence et à l’état de siège de la Guinée, et Loi n° 69-29 du 29 avril 1969 relative à l’état d’urgence et à l’état de siège du Sénégal).

DABIRE Samson

Doctorant, Assistant d’enseignements et de recherches

Département de droit public, Université de Genève.

samsondabire@yahoo.fr

Source: LeFaso.net