Première révolution africaine, après les indépendances tombées çà et là depuis 1960, le 3-Janvier est une date qui restera gravée dans la mémoire du peuple burkinabè. Ce jour-là, des dizaines de milliers de Voltaïques étaient dans la rue pour exiger le départ de Maurice Yaméogo, un président autoritaire dont l’impopularité avait atteint son paroxysme. Retour sur le processus qui a conduit au soulèvement populaire du 3 janvier 1966.
Une gestion dictatoriale du pouvoir
Transformée le 11 décembre 1958 en une République, la Haute-Volta sombra très vite dans la dictature. Maurice Yaméogo n’a pas hésité à utiliser l’Assemblée nationale acquise à sa cause pour s’octroyer les pleins pouvoirs et s’ériger en dictateur éclairé pour conduire la jeune république indépendante. C’est le 30 août 1959 qu’un ensemble de lois « liberticides » et « policières » fut voté pour consacrer le règne sans partage du tout nouveau président.
À travers ces lois, le jeune président dispose d’un grand arsenal armé de répression contre tous ses ennemis. Le catalogue de ces lois se présente comme suit : « pouvoirs supérieurs de police en matière d’ordre public et de sûreté de l’État ; loi organique sur l’état d’urgence ; loi relative aux crimes et délits contre la Constitution et contre la paix publique (52 articles) ; loi relative aux atteintes à la sûreté intérieure de l’État ; loi relative à la résistance, à la désobéissance aux pouvoirs publics, aux manquements envers l’autorité administrative, aux atteintes, à la tranquillité publique ; loi sur les associations (autres que les sociétés de commerce, les sociétés de secours mutuels, les associations culturelles et les congrégations) ; loi sur la liberté de réunion ; loi sur la presse et les délits de presse ». La Haute-Volta proclamée République n’était qu’une République de façade, la Constitution n’existait que sur les papiers, l’Assemblée nationale était dévoyée par le pouvoir personnel, et Maurice Yaméogo régnait en monarque absolu.
La loi sur les pouvoirs supérieurs accordés à la police en matière d’ordre public et de sécurité de l’État n’est pas en réalité un souci de bien public, de discipline et d’ordre ; ce fut en réalité une véritable arme de répression contre les ennemis politiques de Maurice Yaméogo. Romain Tiquet, spécialiste des questions sécuritaires de la police en Haute-Volta, note en ces termes : « D’une part, cette disposition montre le côté très arbitraire de cette loi qui pouvait sanctionner tout individu qui apparaissait comme dangereux. Le gouvernement pouvait dès lors invoquer n’importe quel motif pour lancer des poursuites judiciaires à l’encontre de tel ou tel individu. D’autre part, les sanctions prévues permettaient au pouvoir voltaïque de mater toute opposition politique en la réduisant à la clandestinité. Dans les faits, de nombreux avis d’expulsion d’opposants politiques furent publiés. »
Cette gestion autocratique, voire dictatoriale, du pouvoir est un legs de l’héritage colonial, note Romain Tiquet, dont la police coloniale constituait la branche armée de l’action publique. De ce fait, elle ne peut que provoquer des remous et des soulèvements.
Une gouvernance paranoïaque
La première République, centrée sur la personnalité de Maurice Yaméogo, lui donna de quoi se mirer, s’admirer et se créer des ennemis, parfois dans son propre camp. Ce n’est pas tant ses ennemis réels qui redoutait, mais ceux qu’il s’imaginait, souvent proches de lui, et qui pouvaient constituer des concurrents pour son règne de prince charmant et de monarque absolu. La suspicion est permanente chez le jeune président, la paranoïa accompagne son action publique. Ainsi, il écarta très vite Gérard Kango Ouédraogo et l’éloigna du pays en le nommant ambassadeur. Nazi Boni, coincé par ses lois liberticides, est contraint à l’exil au Mali et tentera vainement de constituer une opposition officielle à son pouvoir. Quant au très influent Joseph Ouédraogo dit Jo Weder, il le mit en prison et après le fit interner pendant plusieurs mois. El Hadj Ali Soré, un ancien combattant et militant du RDA ; Pierre-Claver Tiendrébéogo, ancien leader syndicaliste ; et Frédéric Guirma, ambassadeur à l’ONU, furent à leur tour emprisonnés.
Dans son propre camp, certains ministres n’ont pas échappé à la paranoïa de Maurice Yaméogo et furent soit demis de leurs fonctions, soit emprisonnés. Même son cousin Denis Yaméogo n’a pas échappé à l’emprisonnement. Frédéric Guirma décrit ainsi la paranoïa de Maurice Yaméogo en ces termes : « Dès 1964, Maurice est devenu susceptible, rancunier, vindicatif. Il n’écoute plus ses conseillers, n’a confiance en personne, ne supporte plus la contradiction. Sans qu’il le sache, il s’est coupé de son peuple. Son obsession, c’est le parti unique qu’il pense pouvoir enfin instaurer en 1965. Le déficit budgétaire est tel qu’il retire la subvention annuelle aux écoles privées chrétiennes, ce qui ne plaît guère à l’Église. Maurice fait une énorme consommation de ministres. Les remaniements ministériels sont si fréquents et soudains que chacun est obligé d’être à l’écoute de la radio à l’heure des informations. On est brusquement nommé ministre sans avoir été consulté. Tout comme on est brutalement démis. Les hauts fonctionnaires sont au même régime. Le limogeage d’un ministre est souvent suivi d’accusations de toute nature à son encontre. C’est le cas par exemple de Bougouraoua Ouédraogo, emprisonné, vilipendé et traîné devant un tribunal pour deux cageots de bière pris à crédit à la CCCHV (Coopérative centrale de consommation de la Haute-Volta) lors d’une réunion du parti à Ouahigouya. Le tribunal prononce un non-lieu, mais Bougouraoua est atteint dans son honneur ».
Le cas le plus emblématique de sa paranoïa fut l’arrestation de Maxime Ouédraogo, son ministre du Travail et de la Fonction publique. Celui-ci est arrêté à l’aéroport de Ouagadougou, alors qu’il devait se rendre à Paris le 14 juin 1963. Il fut accusé de complot contre le régime. Cependant, Hubert Kho, le commissaire de police chargé du dossier, confesse après n’avoir rien trouvé comme éléments à charge contre Maxime Ouédraogo, mais était contraint d’ordonner son arrestation sous la pression de Maurice Yaméogo : « On appelle à mon bureau. Je prends l’appareil, c’est le président ; il me dit : “J’ai besoin de vous. Vous prenez mon avion, il faut que vous soyez à 15h dans mon bureau”. Je n’en revenais pas. Je suis arrivé à 15h et c’est lui-même personnellement qui m’a reçu et il m’a remis un dossier, un dossier vraiment qui ne contenait rien, quelques rapports de réunions mais pas plus de trois documents là-dedans. […] Maurice me dit que Maxime a monté un complot contre lui pour le renverser. J’ai demandé l’aide du commissariat, j’ai fait arrêter tous ces gens-là, le même jour. Il y avait un vieux chef mossi, fatigué complètement ; il tenait à peine sur ses pieds. Et le lendemain déjà, j’ai rapidement enquêté sur son compte et un vieux comme ça, il ne pouvait rien faire. Dès le lendemain, je l’ai libéré mais il fallait voir la réaction de Maurice : “Pourquoi vous l’avez libéré ? Ce n’est pas possible, c’est le plus dangereux ! Monsieur le président, est ce que vous avez vu ce type ? Il marche à peine, il est complètement sénile, donc je ne veux pas me rendre responsable de la mort d’un vieux chef qui ne peut pas se lever sans boire son dolo. »
« Pendant des semaines, Hubert Kho continue ses investigations. Il va même jusqu’à détruire des latrines dans plusieurs restaurants et maisons de la capitale, à la recherche d’armes… jamais découvertes. À force de recherches infructueuses, il s’avère qu’il n’y avait aucun complot en préparation. Les vraies raisons d’une telle enquête résident, d’après Kho, dans le fait que Maxime Ouédraogo apparaissait trop proche de la femme de Yaméogo. Hubert Kho prouve très vite qu’il n’y a rien de politique dans cette affaire et que les charges du complot n’existent pas », note Romain Tiquet.
Obsession du pouvoir, gestion calamiteuse
Les conditions de vie se détériorent sous la présidence de Maurice Yaméogo, le pouvoir d’achat devient très faible : le peuple est à bout de souffle. Cependant, Maurice Yaméogo ne se préoccupe que de son règne et de comment le consolider, et il vient d’être réélu au cours d’une élection présidentielle de façade à 99,98% des voix. Tous les moyens sont mis pour son bien-être et le prestige de son pouvoir. La gabegie dans la gestion des ressources publiques fait qu’il annonce un budget d’austérité qui réduit davantage le pouvoir d’achat du peuple. Frédéric Guirma raconte cette gestion chaotique qui a précipité sa fin en ces termes : « Il prépare les élections présidentielles (5 octobre 1965) pour lesquelles il est l’unique candidat. Les résultats se soldent par une abstention massive et la réélection de Maurice par 99,98% des votants. Il fait alors venir d’Abidjan une métisse, Suzanne Monaco, dont le père fut jadis son instituteur à Koudougou avant son entrée au séminaire. On célèbre avec faste le mariage de Maurice en jaquette et de mademoiselle Monaco, en présence des trois chefs d’État du Conseil de l’Entente, devant Joseph Conombo, maire de Ouagadougou depuis le 18 décembre 1960.
Le couple s’envole en voyage de noces vers les îles paradisiaques de la mer des Caraïbes. La population n’approuve évidemment pas le divorce, l’emprisonnement de sa première épouse Félicité et ce remariage. Les chrétiens sont d’autant plus révoltés que leurs pasteurs se gardent de protester. Les animistes tout comme les musulmans sont choqués… Le 30 novembre 1965, le gouvernement annonce un budget d’austérité élaboré par Raphaël Méda, ministre des Finances, qui s’est aperçu que les caisses étaient vides. Les mesures d’austérité comportent un abattement de tous les salaires publics et privés de 20%. Aussitôt, la CAC et les autres syndicats se réunissent et se concertent. Il s’agit de l’ancienne CGT.FO devenue l’Organisation voltaïque des syndicats libres (OVSL) grâce à François de Salle Kaboré, l’UGTAN de Maxime Ouédraogo devenue l’Union syndicale des travailleurs voltaïques (USTV) sous contrôle marxiste, tout comme celui des douanes animé par Amidou Thiombiano, le Syndicat national des enseignants de Haute-Volta (SNEHV) contrôlé par Joseph Ki-Zerbo et Ali Lankoandé et donc proche du MLN. Très rapidement, un cartel est formé. La direction du bureau est confiée à Joseph Ouédraogo qui y fait figure de vétéran expérimenté et de chef déterminé. Le cartel refuse purement et simplement l’abattement des 20%. »
Ainsi, un front commun dans lequel tout le peuple se retrouvait venait de se former contre le pouvoir Maurice Yaméogo. Les jours de Maurice Yaméogo sont désormais comptés à la tête de l’État.
Un soulèvement populaire
Les événements du soulèvement populaire survenu le 3 janvier 1966 sont racontés par Frédéric Guirma en ces termes, dans son livre « Comment perdre le pouvoir ? Le cas de Maurice Yaméogo » : « Le 3 janvier, le jour se lève sur une capitale morte. Les forces de l’ordre barrent toutes les voies d’accès vers le centre de la ville et le quartier administratif. Les voies de sortie des quartiers sont aussi bouclées. Mais lisons Michel Tougouma, secrétaire politique de l’UDV-RDA. Il ne fait pourtant plus partie du nouveau gouvernement. Il a même été appréhendé le 2 janvier 1966 et mis en cellule à la gendarmerie près du Cours normal (actuel lycée Nelson-Mandela) : ‘‘Le 3 [janvier 1966] au matin, je suis réveillé dans ma cellule par des cris. Par la fenêtre, je vois Mme Ki-Zerbo à la tête des élèves, brandissant des pancartes et marchant vers la ville. » C’est en effet Jacqueline Ki-Zerbo, l’héroïne de la journée, qui déclenche le détonateur. Les forces de l’ordre de Paspanga refluent de leurs positions pour contenir le flot d’élèves qu’elle mène et que les lycéens rejoignent… En quelques heures, tout Ouaga est dans la rue. Ces manifestants ne sont pas violents. Ils brandissent simplement des rameaux d’arbres en protestant contre les 20% d’abattement sans réclamer encore la démission de Maurice… À 10 heures, le peuple est maître de la capitale…Les Forces armées voltaïques (FAV) commandées par le commandant Sangoulé Lamizana sont en état d’alerte maximum. Elles ont déployé des unités devant le camp Guillaume-Ouédraogo, sous le commandement du lieutenant Saye Zerbo et face à la marée humaine qui envahit la Place d’armes (actuelle Place de la révolution). Selon le témoignage de Maurice Yaméogo à l’historien africain, le professeur Ibrahim Baba Kaké, il aurait fait venir Lamizana et lui aurait dit : « Mon général, à l’allure où vont les choses, je crois qu’il vaut mieux que je m’en aille… »
Le témoignage de Sangoulé Lamizana apporté en 1967 à l’auteur de ce livre diffère totalement. Selon Sangoulé Lamizana, Maurice Yaméogo le convoque dans son bureau et lui ordonne de restaurer l’ordre en tirant sur la foule. Le militaire réplique que, jamais, une armée ne tire sur son peuple et qu’un tel ordre doit être signifié par écrit. Il aurait, après, le devoir de consulter les officiers de son état-major. Maurice aurait insisté et refusé l’ordre écrit. Alors Lamizana, se rendant compte qu’il ne s’imaginait pas ce qui se passait vraiment dehors, lui propose un tour en ville. Une ambulance vient d’amener à l’hôpital un malheureux écrasé accidentellement par un blindé. Le véhicule est détourné vers la présidence. Lamizana y prend place avec Maurice. Ils parcourent la ville. Revenu au palais, Lamizana aurait dit à Maurice : « Monsieur le président, maintenant vos yeux ont constaté la réalité. Dans cette foule, il y a nos propres femmes, nos propres enfants, nos propres parents. Prendre un bain du sang de cette foule serait un parjure, un crime dont les FAV ne se remettraient jamais. Et moi, si je vous obéis, je n’aurai plus qu’à me brûler la cervelle de honte. Je suis un soldat. Si vous insistez par un ordre formel écrit, je ferai mon devoir de soldat, mais je n’y survivrai pas. »
Lamizana assure que Maurice, persistant mais refusant toujours l’ordre écrit, aurait alors décidé de consulter ses officiers. Une majorité se prononce contre l’exécution de l’ordre. Parmi les officiers minoritaires figurent les lieutenants Maurice Sanon, commandant de la gendarmerie nationale, et Gabriel Yorian Somé, aide de camp du président. L’armée s’oppose à toute intervention… Alea jacta est ! Le sort est jeté. Maurice est seul. La chute est alors proche. À 15 heures, le peuple massé sur la Place d’armes comprend que si chacun est encore en vie, c’est parce que l’armée a choisi son peuple. Maurice concède alors ce qu’il aurait dû accorder l’avant-veille : l’annulation de la diminution des salaires de 20%. Mais c’est trop tard. Le peuple hurle : « Démission, démission ! »
Wendkouni Bertrand Ouédraogo (collaborateur)
Lefaso.net
Référence
– Frédéric Guirma : Comment perdre le pouvoir ? le cas de Maurice Yaméogo, Edition Chaka ; Paris 1991.Kaceto.net
– Benoit Beucher, La naissance de la communauté nationale burkinabè, ou comment le Voltaïque devint un “Homme intègre”
– Romain Tiquet, d’un État à l’autre, la stratégie du Guépard policier : Transfert total ou legs partiel des pouvoirs de police en Haute-Volta (1949-1960) P.125-145
– Joseph Roger de Benoist, in Burkina Faso, cent ans d’histoire, 1895 – 1995, éditions Karthala, 2003, p. 1024.
Source: LeFaso.net
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