Les 6 et 7 juillet 2023, le département de chirurgie et spécialités chirurgicales de l’Unité de formation et de recherche en sciences de la santé (UFR/SDS) de l’université Joseph Ki-Zerbo organisait ses premières journées scientifiques sous le thème : « Quel modèle de formation en chirurgie dans nos pays à ressources limitées ». Dans cette interview qu’il nous a accordé, Pr Bertin Priva Ouédraogo, professeur titulaire d’ORL et de chirurgie cervico-faciale et chef du département chirurgie et spécialités chirurgicales fait le bilan de ces journées scientifiques et revient sur les difficultés rencontrées dans la formation des chirurgiens au Burkina Faso. Entre autres difficultés, le non fonctionnement du laboratoire d’anatomie et de dissection qui pourtant existe, obligeant les étudiants à être formés directement sur le champ opératoire en regardant leurs maîtres opérer ou alors à aller hors du pays pour apprendre à disséquer sur des cadavres. Pourtant des cadavres, ce n’est pas ce qui manque au Burkina, comme le souligne Pr Ouédraogo. Lisez plutôt !

Lefaso.net : Quelles sont les différentes spécialités chirurgicales enseignées dans votre département ?

Pr Ouédraogo : le département de chirurgie et spécialités chirurgicales de l’UFR SDS de l’université Joseph Ki-Zerbo est un grand département qui regroupe plusieurs disciplines. Actuellement, nous avons douze spécialités chirurgicales qui sont enseignées, mais il y a encore des spécialités chirurgicales qui ne sont pas encore enseignées.

C’est pour vous dire que le champ est plus vaste que cela, mais l’UFR travaille à ce qu’on puisse combler ce gap. Vous devez savoir que la chirurgie se développe, qu’il y a des spécialités qui émergent et qui n’existaient pas il y a dix ans, 20 ans, 30 ans et que nous devons aussi pouvoir enseigner aux étudiants que nous formons. Ce qui fait que les besoins sont de plus en plus renouvelés. Mais à l’étape actuel, nous avons douze spécialités chirurgicales qui sont enseignées et qui composent le département.

En plus de ces douze, qui sont des spécialités de la médecine, vous avez la chirurgie dentaire qui fait partie du département de chirurgie et spécialités chirurgicales et la chirurgie dentaire en elle-même a au moins neuf spécialités qui sont enseignées au niveau de la section dentaire. Quand vous mettez tout ça ensemble, vous voyez que c’est un grand département avec beaucoup de spécialités qui se côtoient. Au niveau de l’UFR SDS, nous avons quatre filières de formation de base : la filière médecine, la filière chirurgie dentaire, la filière pharmacie et la filière technicien supérieur de santé. Et dans ces filières, il y a deux filières : la chirurgie dentaire et la médecine qui se retrouvent à cheval sur le département de chirurgie et spécialités chirurgicales.

Pouvez-vous nous citer les douze spécialités chirurgicales enseignées dans votre département ?

Oui, je peux les citer, même si ce ne sera pas tout. Il y a d’abord l’ORL parce que c’est ma spécialité. Ensuite vous avez l’ophtalmologie, la stomatologie et chirurgie maxillo-faciale, l’urologie, la traumatologie orthopédique, la cancérologie chirurgicale, la chirurgie générale, la chirurgie pédiatrique, l’anesthésie-réanimation, la chirurgie vasculaire et j’en oublie.

Vous avez organisé les 6 et 7 juillet 2023, les premières journées scientifiques du département de chirurgie et spécialités chirurgicales. Pourquoi cette initiative ?

L’organisation de ces premières journées a été le vœu de tous les acteurs du département. A la cérémonie d’ouverture, vous avez dû constater que tous ceux qui sont passés ont exprimé qu’il s’agit d’une volonté de tous les acteurs depuis plusieurs années qui voulaient que toutes ces spécialités chirurgicales puissent trouver un cadre commun pour parler de sciences, de santé. Il fallait fédérer les énergies pour trouver un créneau et c’est pour cela que nous avons organisé ces journées.

Il fallait vraiment une volonté réelle, non seulement des acteurs, mais aussi de l’UFR/SDS et du comité d’organisation pour faire en sorte que ces journées scientifiques se tiennent. Je profite de cette occasion pour saluer les coordonnateurs de DES (Diplôme d’études spécialisées) et toutes les disciplines qui sont enseignées au niveau du département de chirurgie et qui ont accepté d’accompagner l’organisation de ces journées.

Quel bilan faites-vous de ces journées ?

Sur tous les points, nous avons des raisons d’être satisfaits. Du point de vue de la participation, malgré le contexte que nous connaissons sur le plan national et même sur le plan universitaire, le mois de juillet coïncide avec la période de pré-vacances, il y a une activité hyper intense au niveau des enseignants. Malgré cela, nous avons enregistré plus de 200 participants à ces journées. Il faut saluer cette mobilisation qui est au-delà des attentes. Ensuite, nous avons sur le plan du bilan scientifique, pu produire environ 90 communications orales, 30 communications affichées sous forme de e-posters et réalisé sept conférences pendant ces deux jours.

C’est énorme ! Et pour aller au-delà, quand on voit les thèmes abordés, notamment le thème principal : quel modèle de formation en chirurgie dans nos pays à ressources limitées et les quatre sous-thèmes : la prévention des infections en chirurgie, la prise en charge de la douleur en chirurgie, les urgences traumatiques et les innovations en chirurgie ; vous voyez que sur le plan qualitatif, nous avions vraiment de la matière.

Justement parlant du thème principal, à l’issue de ces journées, quelles sont les recommandations que vous avez formulées pour une meilleure formation des chirurgiens dans un pays comme le nôtre ?

A l’issue des échanges sur la question, nous faisons le constat qu’il y a des difficultés dans les pays à ressources limitées et que nous devons changer de paradigmes. La chirurgie a cela de spécifique que, pour apprendre la chirurgie, il faut toucher des mains la matière. Il faut apprendre à inciser, il faut apprendre à disséquer. Ce sont des gestes manuels qu’il faut apprendre et ça met du temps. On était en droit de se poser la question : comment on va faire pour former des chirurgiens compétents dans un pays où on a des ressources limitées ?

On dit cela parce qu’ailleurs dans les autres pays, ils ont des laboratoires de compétences et des laboratoires de simulation où vous pouvez arriver et on vous donne une tête artificielle. Vous avez des équipements et vous pouvez apprendre à opérer sur ces matériaux-là avant d’aller sur l’humain. C’est excessivement cher. Nous voulons aller vers cela. Nous aurions voulu que toutes nos universités aient ces laboratoires, mais c’est très difficile.

Est-ce qu’on va continuer dans cette situation de former des médecins et ne pas pouvoir avoir accès à ces outils de formation ? Et si on reste dans cette situation, quel genre de chirurgien on va continuer à former ?

Pour contourner cela, dans nos pays, les chirurgiens sont formés directement par proximité avec les maîtres et les enseignants, c’est directement sur le champ opératoire qu’on apprend. C’est la réalité, on est tous passé par là, on a tous appris de cette façon.

Ce qui est dommage, c’est que le nombre augmente. Au moment où nous on se formait, le problème ne se posait pas, nous étions deux ou trois apprenants avec un seul maître et des patients suffisamment nombreux. Mais aujourd’hui, les réalités sont différentes, on n’a plus suffisamment de patients et quand on voit le nombre d’apprenants, on n’a plus de la matière suffisante pour qu’ils puissent apprendre comme il se doit auprès des maîtres qui opèrent. Donc il faut qu’on trouve une solution.

La solution qu’on envisage entre autres, ça va peut-être choquer certaines personnes, mais il faut qu’on recoure aux cadavres. C’est la matière qui est théoriquement la plus accessible dans notre contexte. Beaucoup d’universités qui sont en avance sur la chirurgie où nos gens vont se former dissèquent sur les cadavres. C’est sur cette matière qu’on doit apprendre à opérer. Le cadavre ne se plaint plus, il ne réagit pas, il est moins cher et il est « disponible ».

Il y a des pesanteurs, des aspects sociologiques qui entourent cette question, ce qui fait que c’est un tabou, on ne veut pas y aller. Mais aujourd’hui, nos chirurgiens dépensent des millions pour aller à Abidjan, pour aller à Dakar pour apprendre à opérer sur des cadavres, pour faire de la dissection. Jusqu’à récemment, j’ai des collaborateurs qui ont dû faire le déplacement à Abidjan pour aller apprendre à opérer, à disséquer dans le nez, apprendre à opérer l’oreille sur des cadavres.

Mais soyons raisonnables, ce ne sont pas les cadavres qui manquent au Burkina. On les enterre pour les termites ou pour autre chose. Est-ce que ça ne pourrait pas servir à la science ? Il y a surement des lois qui encadrent cela, mais il faut qu’on ait le courage de franchir le pas, qu’on s’approprie la question et qu’on puisse résolument lever les goulots d’étranglement qui empêchent que la dissection de cadavres au Burkina soit une réalité.

On a construit des laboratoires à l’université pour cela, mais on n’a jamais eu de cadavres pour disséquer. Pourquoi ? Je ne veux pas trop rentrer dans les détails, mais c’est pour dire que c’est faisable, pour peu qu’il y ait de la volonté pour accompagner l’action, on doit pouvoir améliorer conséquemment la formation de toutes les disciplines chirurgicales.

Toutes les disciplines que nous enseignons ont besoin de faire de la dissection de cadavres pour pouvoir évoluer dans l’apprentissage. C’est une matière qui devrait pouvoir être accessible en attendant des milliards pour avoir des laboratoires de compétences comme ça se fait ailleurs, pour avoir des équipements de simulation pour opérer.

C’est un cri de cœur et c’est un plaidoyer que nous lançons pour qu’on revienne sur la question et que les autorités compétentes nous accompagnent pour qu’on puisse mettre à jour notre laboratoire d’anatomie et de dissection qui va faire le bonheur de la formation en chirurgie. L’année passée j’ai fait un déplacement à Abidjan, je suis allé à l’université de Cocody pour voir comment fonctionnait leur laboratoire de dissection, j’étais émerveillé.

Ça a couté de l’investissement, mais c’est parce qu’il y a eu un accompagnement sur d’autres aspects, sur le plan sociologique, sur le plan des textes, sur le plan organisationnel. Ce qui a permis qu’aujourd’hui Abidjan est une des références en matière de dissection. Beaucoup de nos spécialistes sont obligés d’y aller. Quand on calcule le coût du déplacement, le coût du séjour, le coût de la formation pour pouvoir faire une semaine de dissection, en faisant ça au Burkina Faso, je crois qu’on gagnerait. La plupart des pays qui nous entourent sont en avance sur nous et je crois qu’il ne faut pas qu’on dorme sur cette question.

Après ces journées scientifiques, nous allons contacter qui de droit pour qu’on revienne sur cette question pour voir qu’est-ce qui a empêché jusqu’à présent qu’on mette en place ces laboratoires d’anatomie pour permettre à nos jeunes médecins et jeunes chirurgiens que nous formons de pouvoir apprendre à opérer en disséquant.

Sur les sous-thèmes abordés, par exemple les innovations en chirurgie, nous nous sommes rendus compte que nous ne pouvons pas être en marge des innovations. Nous devons être au courant de ce qui est fait dans le monde, parce que le monde est devenu un village planétaire.

Nous avons l’obligation de savoir ce qui est fait sur le plan de la technologie et ça va très vite. Mais nous sommes obligés d’avoir les pieds sur terre parce que les réalités du Burkina sont ce qu’elles sont. Nous ne pouvons pas aujourd’hui rêver d’opérer avec des robots comme ça se fait dans la plupart des pays en Europe, mais nous devons travailler avec les décideurs et avec tous les acteurs concernés à améliorer notre plateau technique pour qu’il réponde à un minimum.

Nous envoyons des gens se faire former dans des pays et quand ils reviennent au Burkina, ils sont fortement désillusionnés parce qu’ils ont appris à opérer avec des instruments, des appareils, des outils, mais ici, ils ne les ont pas, donc beaucoup sont déçus. Une des recommandations que nous avons faite à l’endroit des chirurgiens nouvellement formés et qui vont dans ces pays développés, c’est de leur dire qu’il faut qu’ils apprennent à innover ici avec la matière que nous avons, qu’ils apprennent à contextualiser les choses et à développer leur génie pour qu’on avance nous aussi pas forcément au même rythme que de l’autre côté, mais qu’on puisse avancer avec pour objectif principal de donner les meilleurs soins à nos patients dans le contexte dans lequel nous sommes.

Ce sont là quelques recommandations. Les débats étaient riches, chacun est reparti avec quelque chose et c’est ça qui est le plus important.

Quels sont les perspectives pour les années à venir dans votre département ?

Il y a une chose qui est certaine, avec la réussite de ces journées, tous les acteurs sont unanimes qu’il faut qu’on arrive à formaliser ce cadre qui regroupe toutes les spécialités. Nous allons nous atteler à faire le bilan de ces journées et présenter à l’ensemble des acteurs du département. C’est à l’issue de ce bilan que nous allons nous projeter sur l’avenir. Une chose est certaine, nous savons que ce ne sera pas les seules journées. Il faut que nous nous regroupions pour parler ce qui est commun à nous tous et sur ce plan, on est optimiste.

Un dernier mot ?

Je suis satisfait de l’organisation de ces journées scientifiques. Je remercie tous les acteurs qui ont permis que ces journées se tiennent en commençant par le président de l’université Joseph Ki-Zerbo, la direction de notre UFR et tous les acteurs, les enseignants du département de chirurgie.

Interview réalisée par Justine Bonkoungou

Photo et vidéo : Auguste Paré

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Source: LeFaso.net