L’État burkinabè veut réglementer les interventions des agents publics de santé dans le secteur privé, minimiser les conflits d’intérêts, améliorer la disponibilité des agents publics dans les structures publiques. Ce sont entre autres les raisons qui ont poussé le gouvernement à adopter le décret portant modalités d’interventions des agents publics de santé, dans les structures sanitaires privées au Burkina Faso. La décision a été entérinée en conseil des ministres le jeudi 6 juillet 2023 à Ouagadougou. Pour Dr Arouna Louré, médecin anesthésiste-réanimateur, les conséquences de l’application d’un tel décret seront dévastatrices aussi bien pour le secteur privé que pour le public.

Lefaso.net : Que pensez-vous du décret adopté par le gouvernement, portant modalités d’interventions des agents publics de santé dans les structures sanitaires privées au Burkina Faso ?

Dr Arouna Louré : Si l’on veut rester formaliste, au Burkina Faso, les lois qui portent la fonction publique disent que l’ensemble des agents sans exception sont dévolus uniquement au service public. À ce titre, l’on pourrait dire que le ministre en charge de la santé est dans son rôle quoiqu’il existe déjà un décret qui permet aux médecins d’exercer les huit heures deux après-midi de leur temps au niveau du privé.

Cependant, tel que dit dans ce nouveau décret, le ministre jette les agents de la fonction publique hospitalière en pâture. Cela, en faisant croire que l’hôpital public ne fonctionne pas, parce que les agents laissent le service public pour faire de la vacation dans le privé. Ce qui est totalement faux. Je ne nie pas qu’il y a des agents de service public qui quittent leurs postes pour faire de la vacation. Mais le constat aujourd’hui, est que la majorité fait de la vacation sur ses temps libres. Et ce, après avoir rempli les 40 heures de service qu’elle doit à la fonction publique.

Donc, si le ministre va jusqu’au bout de l’idée qui est d’interdire la vacation, c’est tout le système de santé qui va en pâtir et de manière drastique. Le secteur privé de santé avec toute sa bonne volonté, face aux contraintes des lois qui régissent le domaine, n’a pas suffisamment de moyens pour employer surtout à plein temps les médecins spécialistes. Les Béninois l’on essayé, beaucoup de structures ont fermé.

Ils sont revenus aujourd’hui à l’ancienne méthode. Il fallait d’abord analyser l’expérience du Bénin avant de s’engager dans cette dynamique. Donc l’application de ce décret va jouer négativement sur le système privé sans améliorer le système public qui risque d’être boycotté. Si l’on veut faire croire que c’est parce que les gens ne travaillent pas que ça ne marche pas, les gens vont vraiment arrêter de travailler en respectant les principes de la loi. Il y a des services où des gens font plus de 40 heures de service avec bonne volonté.

Il est notamment autorisé aux agents public de santé une intervention d’au plus huit heures par semaine dans les formations sanitaires privées. Comment appréciez-vous cela ?

Pour ce qui concerne les huit heures par semaine, si nous les ajoutons aux 40 heures de service, cela fait 48 heures de service. C’est-à-dire pour un pays pauvre comme le Burkina Faso en ressources humaines qualifiées limitées, on se permet d’exploiter par exemple un médecin spécialiste que pendant 48 heures de temps dans la semaine. Tandis que dans les pays occidentaux les plus développés, les textes permettent au médecin d’aller au-delà des 48 heures, parfois même jusqu’à 70 heures de service, avec une prise en compte des heures supplémentaires. Parce que les ressources à un certain niveau sont limitées.

Donc quand on dit aujourd’hui, qu’il faut limiter à huit heures le temps d’intervention des agents publics de santé. C’est comme si l’on créait les conditions pour que le médecin puisse faire toute sorte de chose comme se balader, boire…, sans lui permettre d’intervenir en cas d’urgence pendant les week-ends. Simplement parce qu’il aura déjà épuisé ses 48 heures de service de la semaine. Ce qui est une sous exploitation des ressources que nous possédons, surtout pour un pays très pauvre comme le nôtre.

« Ceux qui sont dans les ministères, remuent ciel et terre quand ils ont une pathologie grave pour être pris en charge dans une structure privée. Surtout, quand ils savent que des gens atteintes de la même maladie qu’eux attendent aussi d’être soignés dans le public »

Je reviens sur la question de la vacation. À ce niveau, nous sommes tous soumis à la même loi de l’enseignant. L’enseignant fait ses vacations et cela n’a jamais posé de problème à qui que ce soit. Je suis d’accord qu’il faut règlementer le temps d’intervention à un certain nombre d’heures mais limiter cela à huit heures, je pense que c’est se tirer une balle dans le pied.

Les médecins devront choisir entre le privé et le public, après un an de service pour certains et deux ans pour d’autres. En quoi la prestation des médecins du public dans le privé peut-il poser problème ?

Quand vous prenez un médecin spécialiste, son salaire dans le privé va atteindre au moins trois fois ce que la fonction publique lui donne. Et cela, sans oublier les charges patronales. Ce qui fait que c’est lourd à supporter pour une structure privée. Car lorsqu’on emploie une personne, elle est à 100% consacrée à son employeur et il n’est pas sûr que l’employeur puisse la payer à la hauteur de sa rentabilité.

Aussi, le décret du gouvernement indique qu’au bout de deux ans, le médecin spécialiste ne peut travailler que 40 heures dans le public. Ce qu’il faut savoir, c’est que 40 heures pour le médecin spécialiste, c’est vite fait. Il lui suffit de faire deux gardes de 24 heures dans la semaine et c’est fini.

Par contre, si ce dernier fait de la vacation dans plus d’une structure pendant qu’il est disponible quand son employeur a besoin de lui, cela lui permet de compenser le manque à gagner. Parce qu’il aura perçu assez de gains à la fin du mois, du fait que chaque structure privée où il intervient, a payé juste ce qu’il faut selon la vacation.

Aussi, les services publics vont en pâtir. Car l’offre de santé dans nos structures publiques est actuellement médiocre. Même si on envoie dix milliards de médecins dans nos hôpitaux publics, ils ne pourront que dépasser légèrement l’offre que nous avons déjà. Je prends l’exemple du CHU de Bogodogo, cela fait près de trois à six mois que nous avons une salle opératoire qui ne fonctionne pas, parce que la climatisation est en panne. Même si on envoyait cent autres médecins, ils ne pourront pas opérer parce la climatisation est en panne.

Je pense qu’imposer huit heures d’intervention dans le privé, sans prendre des mécanismes compensateurs des choses, serait détruire indirectement tout le système de soins. Parce que non seulement l’on va sous exploiter, mais aussi il n’y aura pas de plateau technique pour que les gens puissent exercer fondamentalement. Et par conséquent, c’est le citoyen burkinabè qui va en pâtir.

Cette mesure intervient après le constat d’abandon intempestif des postes d’agents publics de santé au profit des structures sanitaires privées. Ce décret ne vient-il pas recadrer les choses ?

L’adoption de ce décret vient répondre à un légalisme. Cependant, ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que le système de santé du Burkina Faso se compose aussi bien du secteur privé que du public. Et à force de vouloir faire un nivellement à tous les niveaux, on en vient au point à ne pas faire d’exception pour des corps de métier où le capital humain est insuffisant. S’il arrive qu’après deux ans les gens choisissent, ce serait probablement malheureux pour le système public parce que l’on risque d’avoir une fuite assez énorme des agents du public vers le privé.

« Il faut que les autorités puissent s’imprégner des réalités du terrain en s’approchant des techniciens du domaine plutôt que d’avoir une conception totalement erronée qui ne met pas le malade au centre de la question »

Même si le privé n’arrive pas à employer ces agents, les gens préféreront faire de la vacation, en gagnant trois fois plus que ce qu’ils obtiennent dans le public, et avec moins de temps de travail. En effet, s’il est difficile pour une structure privée d’employer dix médecins à la fois, cela n’empêche pas qu’un médecin fasse de la vacation dans dix structures privées dans sa spécialité. Donc il n’est pas obligé que le privé emploie pour que le médecin puisse survivre à cette crise. Et une chose est sûre, c’est que le système public va manquer de certains de ses bons éléments. Quoiqu’on dise, on sait tous combien est payé aujourd’hui le jeune médecin spécialiste qui vient de sortir. Il est payé autour de maximum 500 000 francs CFA de salaire. Il faut souligner aussi, que beaucoup de jeunes médecins pour l’essentiel, ne restent pas au Burkina Faso lorsqu’ils obtiennent une opportunité.

Ce nouveau décret permettra-t-il réellement d’améliorer la qualité du service dans les hôpitaux publics ?

Le nœud du problème ce n’est pas le fait que les agents quittent le service public, mais c’est parce que le service public n’offre pas au-delà. Comme illustration, si nous prenons le bloc opératoire du CHU de Bogodogo, nous avons des malades qui attendent trois mois pour une intervention chirurgicale. Ce n’est pas que les chirurgiens sont absents. Mais c’est parce que le plateau technique est insuffisant. Donc vouloir dire que c’est parce que les agents abandonnent leurs postes, je dis que ce n’est pas vrai. Car c’est vouloir corriger quelque chose qui n’existe pas.

Vous viendrez actuellement à deux heures du matin à l’hôpital public, où les systèmes de garde sont fonctionnels, vous verrez le médecin titulaire à son poste. Et cela est devenu courant. Depuis un moment, ces questions ne font plus débats car les médecins essaient de les corriger entre eux. Parce que nous travaillons à exhorter l’ensemble des agents à respecter leurs engagements avec l’État.

Que proposez-vous alors comme solutions pour parer aux difficultés rencontrées dans le système sanitaire national ?

Face à tous ces problèmes que nous connaissons, si le ministre veut mettre en application ce décret comme la loi l’indique, il faut d’abord faire fonctionner convenablement nos hôpitaux publics, donner une grosse capacité d’offres de soins à nos hôpitaux publics. Cela passe par l’équipement, les infrastructures, une organisation performante, de la gestion du système de santé. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Nous sommes dans un système de tâtonnement où ce qui fait du populisme est applaudi. Il faut aussi voir comment intégrer les principes du privé dans le public. Il s’agit en clair d’exploiter le médecin jusqu’à 70 heures par semaine, cela est permis. Mais il faut souligner que les trente autres heures effectuées par le médecin sont considérées comme des heures supplémentaires et elles sont rémunérées d’une manière ou d’une autre.

Vue partielle du CHU de Bogodogo situé à des encablures du SIAO

Puis, il faut aussi aider les structures privées. Car elles contribuent à quasiment 20% de l’offre des soins. Il faut de ce fait leur permettre de pouvoir mieux fonctionner. Au Burkina Faso, les structures privées de santé sont taxées à 27% sur les bénéfices, ce qui est énorme, quand ces taxes sont fixées ailleurs à 10%. Il est donc nécessaire que l’État soit assez souple avec elles afin de favoriser l’employabilité des médecins au niveau du secteur privé.

Aussi, si l’on s’attarde sur la taxation des prestations des vacations dans le privé, les enseignants sont taxés à 2% comparativement aux agents de santé qui eux, sont taxés à 10%.

Ensuite, j’estime que l’on peut réfléchir à comment limiter mais surtout prendre des mesures drastiques pour ceux qui ne remplissent pas les 40 heures de service exigées. Au lieu d’appliquer un tel décret dont le bénéfice est mitigé et dont les conséquences sont dévastatrices aussi bien pour le secteur privé que pour le public.

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Hamed NANEMA

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Source: LeFaso.net