Le Burkina Faso traverse une crise sécuritaire depuis quelques années. La communauté peule est considérée par certains Burkinabè comme étant celle qui est à la base du terrorisme. Ismaël A. Diallo, ancien député, diplomate à la retraite, observateur averti de la scène politique burkinabè, donne son point de vue sur cette question qui suscite beaucoup de débats.
Lefaso.net : Depuis quelques années, le Burkina Faso traverse une crise sécuritaire. Cette crise a fait que certaines personnes associent Peuls et terrorisme. Quelle appréciation faites-vous ?
Ismaël A. Diallo : La majorité des terroristes sont des Peuls ou étaient des Peuls. Maintenant, il y a de plus en plus d’ethnies qui rejoignent les groupes armés terroristes. Il faut remonter dans l’histoire pour apprécier l’identification ethnique des terroristes. Qu’est-ce qui a amené des Peuls à devenir des terroristes ? Les gens s’occupent des conséquences mais pas des causes. Une interview de quelques minutes ne suffit pas pour parler des causes profondes du problème. Disons simplement que nous sommes dans une mauvaise passe. Quand je dis « nous », je ne parle pas uniquement des Peuls mais de tous les Burkinabè, y compris les autorités coutumières, religieuses, politiques et leaders sociaux.
Nous sommes dans une société de non-dits et de clair-obscur. Parce qu’on ne veut pas faire face à la réalité. Tant que nous resterons dans cet état d’esprit et dans ce comportement, nous n’allons pas améliorer le vivre ensemble et nous n’allons pas faire progresser le pays dans un bien-être. J’estime que la situation est tragique. Elle va laisser des traces profondes dans la mésentente entre ethnies. Principalement entre Peuls et Mossé. Il faut appeler les choses par leur nom. Il y a une déchirure qui est en train de s’approfondir et de s’élargir. Et même si le terrorisme finit dans une semaine ou dans deux mois, ce ressenti des Peuls et des Mossé ne va pas s’évaporer. Les Peuls pensent qu’ils sont injustement pris à partie et montrés du doigt par les Mossé. Les Mossé, pour leur part, pensent que le Peul est mauvais. Tant que nous resterons dans ces schémas caricaturaux, nous ne pourrons pas construire le pays. Il ne faut pas se tromper.
A l’indépendance, nous avons commis l’erreur de penser que nous n’avons pas à travailler à construire une nation. Que cela allait venir tout seul : nous avons un pays, un hymne, un drapeau, une carte d’identité dite nationale, donc la nation va venir tout seul. Ce qui n’est pas le cas. On est tous des Burkinabè quand les Etalons jouent, quand Iron Biby remporte des trophées ou quand un Burkinabè est porté à un poste important dans une organisation internationale. Ceci ne suffit pas pour construire une nation. Il y a des blocages qu’on ne reconnaît pas à cause des non-dits.
On s’étonne qu’on dise qu’au Burkina, il y a des zones délaissées. C’est vrai et c’est faux. C’est vrai parce qu’il n’y a peut-être pas de routes bitumées, pas assez de barrages, d’écoles ou d’infrastructures étatiques. Et c’est faux parce que la qualité d’engagement des personnes qui résident dans ces zones est faible ou nulle afin de peser sur les décisions. Au Burkina, les Peuls donnent à penser qu’ils sont réfractaires à s’engager qualitativement et quantitativement dans toutes les sphères d’activités. Surtout celles où l’on peut avoir une influence notable sur les décisions. Les Peuls au Burkina ont cet esprit, qu’on pourrait qualifier de « bam bam dè ta mèmann » en français « mets-moi au dos, mais ne me touche pas ». Ce qui veut dire : « je ne me mêle pas des activités administratives et politiques mais comptez-moi parmi les bénéficiaires de ces activités ». Ça ne marche pas comme cela.
Si les Peuls continuent à se singulariser et à rester au bord de la route, le car ne s’arrêtera pas pour les prendre. Je dirais que la faute est à 70 % aux Peuls et à 30% aux autres. C’est trop facile de montrer du doigt les autres ethnies, l’administration et les forces de défense et de sécurité. Aujourd’hui, on peut descendre trois ou quatre Peuls d’un car et les abattre au bord d’une route, « et il n’y a rien » comme on dit. La faute est des deux côtés.
On peut appréhender des personnes comme ce qui s’est passé à Bobo, simplement parce qu’ils sont Peuls, les lyncher et être sur le point de les tuer n’eut été l’intervention d’un brave policier. Ce policier doit être décoré. Alors ces méfaits ne se répéteront pas à travers le Faso. Des actes de maltraitance, de torture, de tueries indiscriminées de Peuls continueront quotidiennement tant que les institutions habilitées à la préservation et à la restauration de la paix sociale ne s’activeront pas à remplir leurs missions sans parti pris.
Ces derniers temps, il y a beaucoup de Peuls qui ont été enlevés. Certains ont même été tués. Est-ce que vous avez des nouvelles de certains de ceux qui ont été enlevés ?
On n’a pas de nouvelles de ceux qui ont été enlevés. Parce qu’on ne sait pas où ils sont. Les terroristes, quoi qu’on dise, sont intelligents. Beaucoup de personnes à Ouagadougou et à Bamako s’en sont pris au président nigérien pour avoir dit que nos armés sont faibles et que les terroristes sont plus aguerris. Certes, notre armée monte en puissance et porte des coups durs aux terroristes. Ceci, cependant, ne veut pas dire vaincre l’ennemi. Il faut être en capacité d’anticiper leurs attaques, de les poursuivre et les neutraliser.
Vous avez parlé du cas de Bobo-Dioulasso où quatre bergers étaient au marché pour vendre leur bétail et une foule s’en est pris à eux, les accusant de terrorisme. Qu’est-ce qui pourrait expliquer cette montée de violence envers la communauté peule ?
Une fois encore parce que nous n’avons pas encore su qu’il est important de créer une nation. Nous avons continué d’agir dans des communautés ethniques juxtaposées ou superposées. Nous nous sommes juste tolérés au fil des décennies. Nous avons contenu nos différends. Cette habitude a construit le socle de notre société. Nous avons nié l’existence de problèmes réels restés stagnants. On n’a rien fait pour les solutionner et voilà qu’avec d’autres influences, ces problèmes ont fini par exploser et s’imposer à nous. Nous ne pouvons plus faire semblant. En 2015, un incident s’est passé près de Ziniaré.
Une communauté peule a été chassée par une autre communauté mossi. Parce qu’un jeune Peul de 13 ans a été accusé d’avoir volé un bœuf. Cela a suffi pour forcer la communauté peule à quitter le village. Elle s’est déportée sur un autre village à prédominance mossi qui a refusé de la recevoir. Certains Peuls se sont rendus à la gendarmerie de Ziniaré pour chercher refuge. Une foule s’en n’est prise au commandant de la gendarmerie de Ziniaré prétextant qu’il était Peul. Simplement parce que ce monsieur a une apparence peule alors que c’est un Bobo. Voilà où va la bêtise quand on n’anticipe pas.
Les Peuls éleveurs et nomades sont vus par les agriculteurs sédentaires comme des personnes sans domicile fixe n’ayant pas le droit de réclamer la propriété d’une terre quelconque, quelle que soit leur durée de résidence. De surcroît, les espaces définis par l’État assurant des couloirs de transhumance sont constamment réduits par la création de nouveaux villages et champs et la construction d’infrastructures diverses. Ajoutez à cela les méfaits de l’utilisation des engrais chimiques et des pesticides allant de la consommation de l’herbe par les animaux aux aliments contaminés dans nos plats.
Les différends périodiques entre agriculteurs et éleveurs ont rarement connu des règlements justes. La plupart du temps, le tort est porté sur les Peuls. Exemple en mars 2016, quatre Peuls de la zone de Sapouy sont venus me voir. Pendant plus d’une demi-heure, trois d’entre eux m’ont fait part de l’injustice dont ils sont régulièrement victimes auprès des autorités de leur zone. « Dans le règlement des différends entre nous et les agriculteurs à la police, à la gendarmerie, aux Eaux et forêts, chez le préfet, on nous dit : « les Peuls sont riches, il faut vendre quelques bœufs, apporter l’argent et on ferme le dossier ». Au quatrième qui ne s’exprimait pas, j’ai demandé la raison de son silence. Il m’a répondu : « j’ai dit à mes compagnons que si les autorités disent que nous sommes riches, nous n’avons qu’à vendre quelques bœufs pour acheter des armes. Pas pour attaquer mais pour nous défendre ».
Dans nos administrations, de haut en bas, nous avons poursuivi des comportements discriminatoires contre les Peuls surtout dans les zones rurales. Aujourd’hui encore, nous refusons de regarder la réalité en face. Tout en niant la discrimination ethnique contre les Peuls, nous les stigmatisons comme étant tous des terroristes ou leurs complices.
L’actuel chef de l’État pense qu’on peut tout régler par la force. Son jeune âge et son grade expliquent cet état d’esprit. Si la Providence lui sourit, il comprendra quand il sera plus âgé, et aura pris des galons que tout que tout ne se règle pas par la force. La guerre ce n’est pas seulement le fusil. Elle est dans la science et l’art. La guerre peut être préventive ou défensive. Dans les deux cas, savoir quand et comment y mettre fin est la clé du succès. Par ailleurs en février 2023, le chef de l’État actuel aurait tenu à une délégation peule les propos suivants : « Dites à vos parents de déposer les armes, en tout cas on va tuer, on va tuer ».
Ce sont des propos accusateurs, stigmatisant toute une communauté sans discernement. Être en guerre ne signifie pas faire la guerre à toute une communauté sans discernement. Ceci me fait penser à une vérité historique : « Sous quelque gouvernement que ce soit, la nature a posé des limites au malheur des peuples. Au-delà de ces limites, c’est ou la mort, ou la fuite ou la révolte ». Au Burkina Faso, nous avons fait l’expérience de ces trois étapes entre octobre 1987 et septembre 2015. Plus avant, « lorsque le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ».
Qu’est-ce qui est fait par la communauté peule pour montrer aux yeux de tous qu’elle n’est pas l’image qu’on lui attribue ?
Le terrorisme est venu aggraver les clichés portés sur les Peuls. Exemple, parlant des conflits agriculteurs-éleveurs, la tendance est toujours de donner tort à l’éleveur. Parce que, dit-on, ce sont eux qui poussent leurs bœufs dans les champs des agriculteurs. Le déficit de citoyenneté nous maintient dans des caricatures les uns sur les autres. Exemple : au cours d’un échange avec des étudiants, je les ai invités à décliner chacun son appartenance ethnique et à dire sincèrement ce qu’il pense des autres ethnies.
Chacun et tous ont tenu des propos dégradants, abaissants sur les autres ethnies. Ceci est une réalité indéniable dans notre société, même si la majorité prétend que les stigmatisations n’existent pas. Les premiers responsables de cet état de fait sont les parents des enfants et les personnes proches de la famille. Tant que les parents tiendront un langage avilissant à l’égard de personnes d’autres ethnies, ces mots resteront gravés dans l’esprit des enfants et des jeunes.
La communauté peule devrait cesser de rester en marge du grand courant de l’histoire pour embrasser sa citoyenneté. Elle devrait accepter de monter dans le train des changements sociaux pour une nouvelle image d’elle. Cette observation s’adresse à la majorité des Peuls des zones rurales et semi-rurales. J’observe également que le Peul n’est plus à l’image de ce qu’il était le siècle dernier. Il était digne et respecté. Il était craint. De nos jours, plus au Faso qu’ailleurs, il est soumis, passif, fataliste et s’en remet à Allah pour ce qu’il peut faire lui-même. Devant les menaces et les attaques des terroristes, les Peuls fuient. Jusqu’à quand et où ?
L’Etat ne peut pas être partout pour protéger chaque personne. Chaque personne adulte a la responsabilité de sa protection. Fuir pour préserver sa vie et se donner les moyens de riposter et de battre l’ennemi sont un droit et un devoir. La communauté peule essaie de mener des actions pour montrer que tout Peul n’est pas un terroriste. Mais pour l’opinion publique, les Peuls des zones urbaines sont passifs et aiment se faire passer pour des victimes.
Et si l’adversaire est plus armé, qu’est-ce qu’on fait ?
L’adversaire était mieux armé parce qu’il s’est préparé. Nous ne l’étions pas. Ce qui révèle un déficit gravissime de renseignements. Mais cette surprise ne doit pas persister des années durant. On peut être surpris une fois parce qu’on ne s’y attendait pas. Mais on ne peut pas être surpris pendant des années.
Est-ce que dans la communauté peule, il y a des actions de sensibilisation qui sont menées pour dissuader les jeunes de rejoindre les groupes armés terroristes ?
Je pense qu’il y en a, mais pas suffisamment rendues publiques. Il semble cependant que les efforts de sensibilisation ne sont pas suffisants. Et les incitations pour empêcher les jeunes de se joindre aux groupes armés terroristes ne sont pas assez attirantes.
Il se dit que lors des recrutements des VDP certains jeunes sont allés déposer leurs dossiers. Mais ils n’ont pas été retenus parce qu’ils sont Peuls. Est-ce vrai ?
C’est vrai. Même au temps des Koglwéogo il y a des Peuls qui ont été pour s’inscrire et des gens ont refusé qu’ils soient intégrés. Simplement parce qu’ils sont Peuls. D’ailleurs à Yirgou, il y a des koglwéogo qui ont fait tuer leur camarade koglwéogo peul. C’est un fait. Cependant, est-ce que les Peuls à Djibo, à Dori, à Sebba à Fada etc. ont pris l’initiative de créer des groupes de VDP ? Très probablement, non.
Selon-vous qu’est-ce qui doit être fait aujourd’hui au Burkina Faso pour le retour de la paix ?
On en est loin. Même si le chef de l’État a dit que la guerre va se gagner très tôt et par la force des armes. Qu’il souffre que je prétende que l’art de la guerre, c’est beaucoup plus compliqué que ça. Au contraire même, il faudrait affiner l’action militaire pour enlever l’initiative des attaques aux terroristes, pour les mettre en doute. Quand on parvient à cette situation, on peut engager des dialogues, pour ramener les moins radicaux et neutraliser ceux qui ne veulent pas abandonner les armes. L’histoire de toutes les guerres des dernières décennies a montré que la force seule ne suffit pas. J’espère, bien entendu, que nous allons gagner la guerre.
Quel message avez-vous pour les Burkinabè ?
Il faut que nous abandonnions nos non-dits. Il faut que nous cessions notre hypocrisie. Il faut que chacun se regarde et se pose des questions. Il faut que chacun mette un brin de doute dans ses certitudes. Douter est une qualité. C’est un acte d’humilité. Le doute et l’humilité conduisent à la sagesse. Il faut une thérapie. Et cette thérapie, c’est un mouvement général, quotidien à commencer dans les familles pour transformer la société. On ne peut pas la transformer en deux ou en trois ans. Mais on les transformera en quelques générations. C’est en faisant cette thérapie qu’on pourra construire une nation solide et réunie.
Propos recueillis par Rama Diallo
Lefaso.net
Source: LeFaso.net
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