Premier ambassadeur du Burkina en Algérie, journaliste de formation et proche collaborateur de Thomas Sankara, Bassirou Sanogo se prononce sur l’actualité politique nationale, avec un retour sur l’histoire du pays. Interview !

Lefaso.net : Quelle est la lecture que vous faites de l’instabilité institutionnelle que connaît le Burkina, de 2014 à ce jour ?

Bassirou Sanogo : Il faut rappeler que l’insurrection populaire d’octobre 2014 est l’aboutissement d’une lutte populaire, multiforme et soutenue. Elle est intervenue après un long règne (27 ans) d’un président, qui a quand même triché avec la démocratie (libérale). Il ne voulait pas céder le pouvoir : sa ferme volonté de modifier l’article 37 de la Constitution en témoigne amplement.

L’insurrection de 2014 est survenue parce qu’il n’y avait pas de perspectives de changement. L’instabilité institutionnelle peut-être soumise à deux lectures. Il y a d’abord les attentes non résolues du peuple insurgé, majoritairement jeune. Le changement ou renversement du régime s’est opéré sans que les acteurs de ce changement aient vu leurs attentes légitimes se réaliser sur les plans socio-économiques et de la bonne gouvernance notamment.

Les insurgés espéraient que « plus rien ne sera comme avant ». Ils ont été déçus.

L’autre lecture, peut-être la plus préoccupante, c’est que depuis 2015, nous sommes dans une situation d’insécurité galopante.

Pour ce qui est des causes, il faut remonter au pouvoir précédent. Nous avons vécu presqu’une décennie sous Blaise Compaoré de « traficotage » avec les terroristes/djihadistes qui étaient logés, nourris et blanchis à Ouagadougou. En réalité, il se réalisait des affaires juteuses mais dangereuses, à terme, sur notre dos ; car les terroristes opéraient à partir de notre territoire et les voisins, notamment le Mali, en prenaient des retombées dommageables. Ce volet sécuritaire a été également mal gérée, faute d’une bonne analyse et compréhension de la situation. Résultat : on n’a pas une véritable stratégie de riposte, d’offensive adaptée aux attaques terroristes. Pour dire vrai, il y a eu une incapacité de juguler la crise sécuritaire sous Roch Kaboré et Damiba. C’est cette incapacité conjuguée à la mal gouvernance socio-économique qui ont créé les conditions de réalisation des putschs. Pour nous résumer, la situation actuelle résulte de gros espoirs déçus, tant sur le plan socio-économique que sécuritaire.

On s’accorde à dire que le Burkina a les ressources humaines de qualité nécessaire, le potentiel naturel et matériel suffisant pour se sortir de là. Qu’est-ce qui fait que depuis l’insurrection populaire, la marche balbutie, alors que tous semblent conscients de ce qu’il faut faire pour avancer ?

C’est exact. La situation de 2014 a montré que ce pays, dans sa grande majorité, voulait un changement qualitatif. D’autant qu’il existe encore des Burkinabè qui ont vécu la période de la Révolution et qui, avec très peu de moyens, ont pu mobiliser pratiquement l’ensemble du pays pour diverses tâches de développement. Le facteur commun qui a conduit à l’insurrection populaire, c’est qu’on voulait un changement qualitatif, qui se traduise dans le vécu socio-économique des populations.

On a pensé que le pouvoir qui suivrait Blaise Compaoré tiendrait compte de ce besoin, voire impératif, de changement socio-politique et sécuritaire. Au vrai, le pouvoir en place a manqué de vision politique. Si aujourd’hui, Sankara est mondialement célébré, si on étudie sa pensée et ses approches de développement dans des universités, c’est qu’on lui reconnaît des mérites, surtout en matière de développement endogène, de mobilisation populaire, de réhabilitation culturelle, de valorisation de l’homme en tenant compte de la justice, de l’équilibre et de transparence dans la gestion de la chose publique.

Au-delà de tous les défis passagers, ce à quoi aspirent les Burkinabè, c’est d’asseoir une véritable nation. Quelles sont les conditions indispensables pour y parvenir ?

J’estime que ce pays est un assemblage de 63 ethnies. C’est assez rare en Afrique de l’Ouest. Ce pays a été créé en 1919, en tant que colonie. C’est-à-dire qu’on a pris le bloc mossi de 61 000 km2 et on a collé un certain nombre de régions. Par exemple, la région d’où je suis originaire (la Boucle du Mouhoun : ndlr), avant 1919, dans le cadre de l’organisation administrative du Haut-Sénégal et Niger, faisait partie du Cercle de San, au Soudan français (actuel Mali : ndlr). C’est à partir de 1919 qu’elle a fait partie de la Haute-Volta. Quand, en 1932, la colonie a été supprimée, les Cercles de Tougan et de Ouahigouya ont été rattachées au Soudan français. La Haute-Côte d’Ivoire englobait la majeure partie du pays mossi et une bonne partie de l’Ouest. Dori relevait du Niger. A partir de 1945, quand il y a eu cet élan de promotion des libertés, les partis politiques étaient autorisés. C’est une période où Monseigneur Joanny Thévenoud (premier évêque de Ouagadougou : ndlr) et le Mogho Naaba Koom ont pensé à la reconstitution, dans les limites de 1932.

A cette période-là, côté moaga, on a créé l’UDIHV (Union pour la défense des intérêts de la Haute-Volta), qui était d’obédience moaga et qui se limitait à l’ère géo-culturelle moaga. Monseigneur Thévenoud, qui était tout puissant à l’époque (il n’y avait pas un gouverneur, mais un administrateur supérieur), a dit qu’il faut élargir le mouvement au reste des peuples. La création d’un territoire sur la base de la simple unicité géographique et culturelle ne pouvait pas être acceptée par le colon, parce qu’il allait se retrouver devant un bloc ingouvernable. C’est dans ce contexte que Nazi Boni est apparu, lui qui a refusé de rejoindre le RDA, créé en 1946 à Bamako. Il reprochait, en substance, à Houphouët-Boigny, de faire, en tant que président du syndicat des planteurs (Syndicat agricole africain, SAA : ndlr), le jeu du colonat français, ayant autant besoin de la main-d’œuvre mossi que le colon. Il a refusé d’être RDA et a rejoint les Mossis qui voulaient l’établissement de la Haute-Volta.

L’ambassadeur Bassirou Sanogo, posant ici avec le président palestinien, Yasser Arafat (à gauche), en 1984 à Alger

Il faut rendre hommage à Nazi Boni, à la mesure et son apport à la reconstitution de la Haute-Volta.

C’est dire simplement qu’il y a eu un élan unitaire, affirmé par nos pères pour la reconstitution. On est allé à ce rythme-là jusqu’à l’indépendance. La Haute-Volta était un des rares pays où on trouvait tous les partis à vocation fédérale, comme le RDA, le PRA ; et on avait une élite politique très brillante, très consistante (des élus qui se sont frottés au palais Bourbon, à des élus comme Edgar Faure, Maurice Thorez, Antoine Pinay, etc.). C’étaient des « animaux » politiques bien formés qu’on a retrouvés au début de l’indépendance : Maurice Yaméogo était par exemple un militant de Gérard Kango (Ouédraogo) dans le cadre du MDV (Mouvement démocratique voltaïque) ; Nazi (Boni) a créé, d’abord en 1954, le MPEA (Mouvement populaire d’émancipation africaine), devenu le MPA (Mouvement populaire africain) en 1957 et qui a rejoint, en tant que parti national, le PRA (Parti pour le regroupement africain). C’était une faune politique combattive, déterminée à retrouver la Haute-Volta reconstituée : Ouezzin Coulibaly, Joseph Conombo, Gérard Kango Ouédraogo, Nazi Boni, Henri Guissou, entre autres, animeront une vie politique des plus palpitantes en AOF, certainement à la mesure de la qualité du personnel politique.

A la veille des indépendances, c’est ici qu’il y a eu la première crise parlementaire, où une coalition a tenté de renverser le gouvernement Ouezzin (Coulibaly) en 1957. Maurice Yaméogo, qui était militant du MDV (dont le secrétaire général était Gérard Kango Ouédraogo), a quitté ce parti pour renforcer le RDA de Ouezzin Coulibaly. Ce qui a permis au gouvernement Ouezzin d’échapper à la chute. Après cet épisode, Ouezzin a formé son gouvernement et nommé par reconnaissance Maurice Yaméogo comme ministre de l’Intérieur, donc second personnage de l’Etat. Quand il était souffrant, il a appelé son second pour lui passer la main.

Au vrai, ce qu’il faut retenir, c’est que la génération de nos aînés était des politiciens constants, aguerris, avec une grande culture nationale (ils étaient imprégnés de leur culture nationale). Ils avaient une formation solide ; leurs collaborateurs français les respectaient au palais Bourbon.

La classe politique était de qualité et avait une particularité : elle tenait à rester ensemble. Donc, après la reconstitution, ils ont cheminé ensemble jusqu’à l’indépendance. Après la proclamation de l’indépendance, le président Maurice Yaméogo a essayé d’être très inclusif dans la gestion du pouvoir.

Je m’explique : il était président de la République, son ministre des Affaires étrangères était Lompolo Koné (de 1960 au 3 janvier 66), son président de l’Assemblée nationale était Begnon Damien Koné, secondé par Douoni Séré ; le président de la Cour de sûreté était Domba Konaté ; le chef d’Etat-major général des armées était Sangoulé Lamizana et le commandant de la Garde républicaine était Laknapé Lamizana ; le commandant de la Gendarmerie nationale était Maurice Sanou, etc.

Bref, l’ensemble de la Haute-Volta se trouvait représentée dans le pouvoir. Côté administration, vous trouverez un Lobi comme commandant de Dori, un Gulmantché à Toma, un Mossi à Bobo-Dioulasso.

Dès l’indépendance, il y a eu cette vision inclusive qui se retrouvait dans l’organisation administrative et politique pour créer une nation. Après le 3 janvier 1966, Lamizana, dans son premier discours, a dit : « Je ne suis d’aucun village, d’aucune ethnie, d’aucune région ; je suis Voltaïque tout court ». Il croyait en la nation. Et il a géré le pays pendant quatorze ans dans cet esprit. Quand Saye Zerbo est venu, il a fait le tour du Burkina, pratiquement à pied. Je ne parle pas de l’intermède Jean-Baptiste Ouédraogo, parce qu’il n’a pas duré. Quant à Sankara, il s’est identifié de façon charnelle au Burkina, à la nation.

C’est à partir de 92, avec Blaise Compaoré, que l’ethnie, le clan et la région ont compté dans la formulation des politiques de développement (peut-être les conditions dans lesquelles il est venu au pouvoir y sont pour quelque chose). Et cela se voyait durant ses 27 ans dans le positionnement des unités de production, les projets et programmes de nominations. La décentralisation en tant que forme de gouvernance politique et administrative est venue renforcer ce fait. Les gens ont compris la décentralisation-là comme « chacun chez soi ! ». Ça a fait reculer la construction et le sentiment de nation. Blaise Compaoré a surfé sur cette donne. Pour pouvoir renforcer son pouvoir, il a également promu les chefs traditionnels, qui avaient été écartés sous la Révolution.

Pour me résumer, je dirais que la marche vers la nation a marqué le pas, surtout à partir de Blaise Compaoré. Comment ? Par un recul du sentiment national par des choix de développement dictés par des considérations parfois régionalistes.


Durant les 27 ans de pouvoir de Blaise Compaoré, on a dépolitisé la jeunesse, on lui a dit : « Jouissez, débrouillez-vous pour réussir, quelle qu’en soit la manière ». Résultat : au bout d’un quart de siècle, on a fabriqué un type d’hommes, qui n’ont pas une vision nationale, une vision du bien commun et qui se replient parfois dans un cadre identitaire. Le pouvoir devenait une fin en soi, l’administration a été fortement politisée et orientée. Et comme c’était un pouvoir fort et répressif, il s’est tout permis.

Retenons que l’esprit de nation a reculé. Aujourd’hui, quand on en parle dans les discours, c’est beaucoup plus de l’incantation. Il y a des conditions à rétablir. Ces conditions, c’est d’abord considérer que tous les Burkinabè sont égaux (en devoirs et en droits). C’est ensuite développer le pays en tenant compte des potentiels et des équilibres régionaux : il y a des productions qu’on peut promouvoir au Sourou, mais qui doivent profiter à l’ensemble du pays. Il y en a qui sont adaptés au Yatenga, d’autres aux Cascades.

Cette préoccupation s’inscrit, du reste, dans la revendication citoyenne, une des composantes majeures de la réconciliation nationale. Autre frein à la construction de la nation : le déficit de l’éducation de nos enfants. Nous sommes à l’ère de la mondialisation qui est aussi et d’abord celle des médias. Nos enfants subissent de la déperdition culturelle au contact des chaînes de télévision occidentales. A qui la faute ? Aux parents (famille), à l’école, à l’Etat ? Sûrement à la conjugaison de tous ces facteurs. Je crois que chacune de nos cultures doit concourir à l’émergence d’une culture nationale. Au préalable, il faut les valoriser toutes.

En résumé, il faut définir un minimum sur lequel on construit la nation !

C’est d’abord respecter l’égalité en droits et en devoirs, comme l’exige notre Constitution. Cette égalité en droits doit s’appliquer surtout dans le domaine du développement, en termes d’équilibre dans la mise en valeur des régions. Le pouvoir se doit d’être inclusif. L’inclusivité n’est pas le régionalisme, mais une recherche de représentativité favorable à la diversité nationale et à la participation. Pendant les années Blaise Compaoré, le poste ministériel permettait parfois de promouvoir la région au dépens de la nation : « La chèvre devait brouter là où elle était attachée ». Résultat : on a assisté à un déséquilibre dans le développement des régions, source de frustrations sociales. Je suis originaire d’une région qui a souffert de cette approche de développement.

Qu’on se rappelle la pétition signée par 8 000 Burkinabè de toutes les régions pour la construction du siège de l’AMVS au Sourou. Rien n’y fit. L’infrastructure a été érigée à Ouaga 2000. Pourtant, le bien-fondé de son implantation dans la vallée collait fortement au bon sens et à l’équité. Autre exemple : dans les années 2010, la ville de Tougan était coupée de la capitale, faute de voies d’accès praticables. La seule compagnie de transport qui desservait la ville n’en pouvait plus. Résultat : la ville a été coupée de la capitale pendant dix jours. La réaction de la population a été la suivante : elle a sorti drapeau malien et l’a promené à travers la ville en disant : « Puisqu’on ne nous considère pas comme des Burkinabè, eh bien, nous allons retourner au Soudan français (actuel Mali) ». Comme entre 1932 et 1947.


Commentaire, leçons à tirer du passage du MPSR au MPSR II et perspectives envisageables ?

La leçon essentielle à tirer est qu’on ne peut pas ruser avec le pouvoir. Damiba s’est vite démarqué des objectifs premiers. Son objectif de prise de pouvoir n’était pas celui de ceux qui l’ont placé au pouvoir. Manifestement, il y avait une différence fondamentale d’appréciation entre Damiba et les jeunes auxquels il devait. Ambiguïté quant à la définition même du MPSR. « Sauvegarder » et « restaurer » n’avaient pas le même sens selon Damiba et Ibrahim Traoré. Le passage du MPSR au MPSR II signifie une rectification, un retour aux intentions premières. Les perspectives sont dans le camp de capitaine Ibrahim Traoré et ses compagnons ; ils ont le choix entre sortir la tête haute, en patriotes vainqueurs du mal qui nous ronge, ou s’engager dans une impasse. Mon opinion est qu’ils ont l’audace, la foi et la légitimité populaire nécessaire pour entrer dans l’histoire d’un pays reconquis, digne et lancé sur le chemin d’un développement tel qu’initié par Sankara. La condition de réussite est d’être à l’écoute du peuple profond, qui attend d’eux de rassembler, de combattre, de vaincre.

Capitaine Thomas Sankara, capitaine Ibrahim Traoré, des traits communs ?

Ibrahim Traoré est sans doute un héritier de Thomas Sankara, du point de vue âge et vision, quoi que n’ayant connu et vécu l’odyssée du 4 août 83. Le discours, le comportement et l’élan du jeune capitaine Ibrahim Traoré rappellent à bien des égards ceux de Thomas Sankara, le degré de charisme en moins, la complexité du contexte en plus. Mais Sankara est un géant, une icône planétaire. Ses héritiers se doivent de lui laisser l’exclusivité du piédestal sur lequel il est perché. IB peut et doit avoir l’audace, l’imagination et l’intégrité de Sankara, ainsi que son sens du sacrifice et du travail. Nous lui souhaitons de réussir, au regard de ses atouts.

Concernant le gouvernement à venir…, quels profils ?

Un postulat est à retenir : il s’agit de nommer un gouvernement de combat, de sacrifice, de compétence. A ce triptyque doit s’adosser l’exécutif à installer. Les hommes et les femmes à choisir doivent être des serviteurs intègres et moralement acceptés par le peuple. Je pense que ce pays, malgré les trois décennies de mal gouvernance caractérisée, renferme des patriotes à même de répondre à l’appel. Il faut chercher, trier, sélectionner, mais surtout faire attention aux élans d’une certaine classe politique affairiste, comptable d’un passé ruineux.

Interview réalisée par O.L

Lefaso.net

Source: LeFaso.net