Depuis le début de mars 2022, le Burkina Faso vit une recrudescence d’attaques terroristes, cette même crise qui a occasionné la chute du président Roch Kaboré le lundi 24 janvier 2022 dans le but restaurer les territoires sous contrôle des Groupes armés terroristes (GAT), à en croire la junte au pouvoir. La prise du pouvoir par les militaires n’a pas mis fin à l’hydre terroriste. Au contraire, l’on assiste à de nouvelles stratégies. Dans cette interview, Mahamoudou Savadogo, expert en sécurité, par ailleurs directeur général de GRANADA Consulting, un cabinet spécialisé en gestion de risques sécuritaires et en géopolitique, partage son analyse sur la situation qui prévaut. Lisez plutôt !
Lefaso.net : Ces derniers temps, on assiste à un regain d’attaques terroristes. Comment peut-on expliquer cette situation ?
Mahamoudou Savadogo : Cette situation peut être expliquée par plusieurs raisons. La première raison, vous savez qu’en janvier, on avait eu une instabilité politique qui fait que les opérations et les actions des forces de défense et de sécurité étaient au ralenti dans certaines zones dans l’optique de redéployer les forces, remettre en place une nouvelle stratégie.
La deuxième raison qui explique cela c’est le fait que de plus en plus on a remarqué que les groupes terroristes ont gagné en technicité, en nombre et en connaissance de terrain. Ce qui fait qu’aujourd’hui, ils ont perfectionné leur système de renseignement, ils sont de plus en plus très bien équipés et ils reçoivent de plus en plus l’aide des populations, ce qui fait qu’ils ont un maillage de plus en plus grand du territoire. Donc c’est ce qui explique le fait que la situation continue de dégénérer et les groupes armés gagnent du terrain.
Et sans oublier que ces groupes armés terroristes ont dans leur stratégie de cibler premièrement les VDP qui étaient les plus actifs. Du coup, les VDP sont essoufflés parce qu’ils ne sont pas pris en charge, ils ne sont pas équipés et entraînés. Leur stratégie à l’endroit des VDP a consisté à kidnapper leurs membres de familles, à prendre pour cible principale les VDP de tel sorte qu’aujourd’hui, beaucoup ont abandonné.
Leur stratégie à l’endroit des forces de défense et de sécurité, c’est de miner les voies de communication, les instruments de communication et de s’en prendre aux points sensibles d’une commune qui sont généralement l’ONEA [Office national de l’eau et de l’assainissement], la SONABEL [Société nationale burkinabè de l’électricité] et surtout l’aérodrome, comme on a vu celui de Ouahigouya. Donc c’est une stratégie qu’ils ont mis en place et qu’ils sont en train de dérouler.
On a l’impression qu’il y a une volonté manifeste de couper l’axe Dori-Ouagadougou. Avez-vous la même analyse ? Qu’est-ce que cela implique ?
En suivant un peu les incidents de nature terroriste sur cet axe, de janvier 2022 à aujourd’hui, nous avons pu répertorier près de 60 incidents sur cet axe. Quand vous répertoriez un tel nombre d’incidents, ça veut dire que les groupes armés terroristes étaient déjà en train de préparer la prise de cet axe et ils étaient en train de mettre une stratégie pour couper cet axe.
Ces incidents sont des attaques aux abords de cet axe, dans les villes entre Kaya et Dori. Cela est aidé par la présence des nids de poule sur l’axe Kaya-Dori. On a aussi remarqué que cet axe leur sert de passage ou de lien entre le Sahel et l’Est. Au niveau de Tougri ou de Taparko, ils peuvent aller directement dans la Gnagna.
Cet axe est stratégique pour eux. Ils ont construit depuis plus de quatre mois la stratégie pour couper cette route. Et ils savaient pertinemment que s’ils faisaient sauter une, deux, trois mines sur l’axe, les populations ne vont plus l’emprunter alors que c’est un axe hautement stratégique qui permet de desservir tout le Sahel, à l’exception de Djibo.
Le front du Nord du Burkina est en ébullition ces derniers jours. Qu’est-ce qui peut expliquer cela ?
Si vous avez remarqué. Depuis novembre 2021, ils n’ont cessé de harceler la région du Nord qui est une continuité du Sahel. Ils ont réussi finalement à faire déguerpir presque toutes les communes jusqu’à Thiou. Dans le Nord, il ne reste que le Yatenga. Et le Yatenga, c’est Ouahigouya. Titao est là mais il est isolé. Ces deux villes ont de difficultés de ravitaillement.
Si on continue dans votre logique du Nord, aujourd’hui, Djibo est complètement assiégée. Djibo est en train d’étouffer parce que tout simplement ils [terroristes] passent étape par étape. Ils ont fini de mettre la pression dans la ville même si ce n’est pas forcément les mêmes groupes, vous voyez aujourd’hui que la pression est très énorme dans la ville de Djibo. Et cela aussi y va de leur stratégie à étouffer les grandes villes comme ce qu’ils font présentement à Titao pour pousser les populations à quitter les villes ou à collaborer avec eux, s’ils veulent que l’étau se desserre.
Les groupes armés qui attaquent le Burkina Faso se connaissent ou alors chacun attaque à son niveau ?
Les groupes armés sont très bien structurés. Ils ont construit ce qu’on appelle des émirats. On a l’émirat du Sahel qui est sous l’autorité d’un leader. On a l’émirat de l’Est qui est sous l’autorité d’un autre leader. On a deux grands groupes qui minent le Burkina Faso. Il y a le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans [GSIM] qui est le groupe de Iyag Ag Ghali et d’Amadou Koufa, qui a autorité sur la partie nord, c’est-à-dire régions du Nord, Sahel, Boucle du Mouhoun jusqu’à Ouest et une partie de l’Oudalan. Maintenant, il y a une partie de l’Oudalan, de l’Est qui est occupée par l’Etat islamique dans le grand Sahara [EIGS] qui est le deuxième grand groupe. Chacun des deux groupes a un leader et a construit des émirats.
Au niveau du Sahel, ils ont une répartition des différentes communes où il y a de sous leaders. Ce qui fait qu’aujourd’hui, lorsque vous prenez les zones de Tongomayel, de Séno, de Yagha et de Soum, chaque zone a des leaders qui répondent de l’émirat du Sahel. Au niveau de l’Est, vous avez Fada, Matiacoali, Bassirbogo, Foutouri, Diapaga, Noumourou, des émirats répondent de l’émir de l’Est. Les deux émirs rendent compte à Iyag Ag Ghali ou Amadou Koufa, qui est au niveau du Mali.
Les attaques sont menées par les petits groupes locaux, que j’ai cités avec leurs leaders, appuyés par ce qu’on appelle une unité spéciale de ce groupe qui est la Katibat serma qui est chargée de mener toutes les attaques violentes, de grandes envergures parce qu’elle est spécialisée, elle a les moyens logistiques, des hommes capables de mener ce genre d’attaque. Une fois que cette attaque est faite, elle disparaît soit au Mali soit dans un autre endroit pour louer encore ses services.
Ils sont très bien organisés, bien structurés de telle sorte que si nous ne mettons pas en place des stratégies pour contrecarrer, ça va être difficile pour nous.
Certains pensent qu’il s’agit d’une rébellion armée et non du terrorisme. C’est ce que vous pensez aussi ?
Je pense plutôt à du terrorisme mais du terrorisme hybride. Hybride dans le sens que les groupes armés terroristes ont réussi à faire basculer de leur côté un certain nombre d’individus, un certain nombre de groupes qui avaient tout à fait intérêt à ce que l’Etat disparaisse.
Donc vous avez d’une part les groupes armés terroristes et de l’autre part vous avez des braconniers, des criminels, des trafiquants et des orpailleurs aussi. Donc tous ceux qui sont dans l’illégalité qui veulent que l’Etat disparaisse, se joignent à eux parce que les groupes armés leur fournissent la logistique nécessaire (les armes, munitions et aussi les tactiques de combat). Eux, en retour, ils assistent les groupes armés dans la localité qu’ils contrôlent, ce qui leur permet d’avoir une avance sur les forces de défense et de sécurité.
Donc c’est un tandem imparable qui fait que parfois effectivement, on a du mal à savoir si c’est une attaque terroriste ou une attaque criminelle. Ce qui est sûr, il y a toujours une accointance entre les deux groupes qui font que chacun a un intérêt à gagner dans cette guerre.
De façon générale, on disait que c’était le régime de Roch Kaboré qui posait problème mais avec cette transition, les attaques continuent. Qu’est-ce qui peut expliquer les motivations de ces GAT ?
Les groupes armés terroristes ont leur stratégie qu’ils sont en train de dérouler. Que ce soit X ou Y qui soit au pouvoir, cela ne va pas les arrêter. La seule manière de les arrêter, c’est par la force. Il faut les arrêter par notre propre volonté, notre stratégie que l’on aurait mise en place.
Donc cela veut dire qu’il ne fallait pas s’attendre à ce que ces groupes armés s’arrêtent parce que tout simplement le régime a changé. Au contraire, c’est des gens qui savent très bien s’adapter à la situation. Je vous ai dit qu’entre la prise du pouvoir du nouveau président et l’ancien président, ils ont changé de mode opératoire. Vous avez vu que désormais, ils s’attaquent aux moyens de communication. Ils posent de plus en plus des mines pour empêcher les forces de défenses et de sécurité.
Ils touchent les points sensibles dans les villes. Pourquoi ? Parce qu’ils se disent que comme ce sont des militaires qui ont pris le pouvoir, il y a de fortes chances qu’ils déploient des moyens logistiques. Il y a de fortes chances qu’ils partent vraiment au front et qu’ils les attaquent. Alors pour anticiper, ils vont compliquer leur déplacement. Aujourd’hui c’est presqu’impossible de rouler en voiture ou à moto. Parce que vous avez de fortes chances de sauter sur une mine.
Aujourd’hui, ils s’attaquent aux aérodromes. Cela veut dire que pour faire descendre même l’équipement avec les avions, ça devient de plus en plus compliqué. Aujourd’hui, ils isolent des villes pour empêcher les forces de défense et de sécurité de communiquer entre eux et même aux populations de donner leur positions. Vous voyez donc qu’ils anticipent en fonction de l’ennemi qui est en face d’eux. Donc, tant que nous n’allons pas mettre en place une stratégie, ils vont continuer jusqu’à atteindre leur objectif.
La prise du pouvoir par l’armée a suscité beaucoup d’espoirs mais on a l’impression qu’elle est en train d’échouer. Comment pouvez-vous expliquer cela ?
Effectivement, quand on regarde le nombre d’attaques, quand on regarde la situation qui se dégrade, quand on regarde toutes ces infrastructures qui sont en train d’être détruites, les écoles qui sont en train d’être fermées, le nombre de déplacés internes qui a été multiplié à 10%, il y a de quoi s’inquiéter.
Mais, on peut dire peut-être que les militaires qui sont au pouvoir sont en train de mettre en place des structures comme le Commandement des opérations de théâtre national, des hommes et sont en train de réunir les moyens pour pouvoir parer à tout cela. Mais cela doit se faire rapidement parce que si l’on attend encore un ou deux mois, ça risque d’être trop tard.
Quelle que soit la stratégie qui sera mise en place, ça va être trop tard. Aujourd’hui, on est obligé d’être sur le terrain, de faire des erreurs et de les corriger sur le terrain. On ne peut plus se permettre d’être dans des laboratoires, assis pour concevoir des stratégies et aller le mettre sur le terrain parce qu’on n’aura pas le temps.
Je vous l’ai dit, c’est une crise très mouvante et très changeante qui fait que ce que vous avez imaginé aujourd’hui soit tout simplement dépassé ou disons simplement périmé demain comme stratégie. Cela veut dire que l’on est obligé d’apprendre rapidement de nos erreurs sur le terrain, de corriger et de continuer. Ce qui veut dire que la junte au pouvoir a une obligation aujourd’hui, c’est d’être active, c’est d’aller rapidement, si voulez, c’est de courir en s’habillant.
Les militaires à la retraite sont appelés pour « les besoins de la nation ». C’est véritablement la solution au problème ?
Ce n’est pas la solution, mais c’est une des solutions au problème. Je viens de le dire, aujourd’hui on est obligé de courir en s’habillant. Autant prendre des gens qui savent déjà courir et leur donner les habits pour qu’ils s’habillent en courant. Cela veut dire que si on prend des militaires retraités, au moins on sait que l’on n’a plus besoin de les former.
C’est des gens qui sont déjà formés, qui ont au moins de l’expérience. Et il ne faut pas l’oublier, ils ont bien précisé des militaires du rang et des sous-officiers. En réalité, ce sont des gens qui partent à la retraite très tôt. Un militaire du rang part à la retraite à partir de 47 ou 48 ans. Vous êtes d’accord avec moi qu’un homme de 47 ans est encore disponible et disposé à aller sur le terrain. Physiquement, il tient. Les plus vieux d’entre eux ont entre 54 et 55 ans.
C’est pour vous dire que c’est une tranche d’âge qui peut encore servir et qui est encore solide en plus de l’expérience dont elle peut nous faire bénéficier. Je pense que c’est vraiment une très bonne idée. Je trouve simplement qu’elle est venue en retard après les VDP. Rappeler les réservistes devrait être l’étape avant les VDP.
On devait essayer cette technique d’abord et si la menace continuait, alors on pouvait sonner la mobilisation générale en faisant appel à la population. Là on a eu à inverser les choses, ce qui fait que les populations sont essoufflées. Elles sont fatiguées de sorte à ce que si l’on va avoir moins d’adhérents. Sinon je pense que c’est une très bonne stratégie, c’est une très bonne décision.
Pour cette guerre, quelle solution proposez-vous ?
Pour cette guerre, l’on ne peut pas dire qu’on a des solutions miracles. Mais ce que l’on constate et ce que l’on voit, d’après la stratégie déroulée par les groupes armés terroristes, c’est qu’aujourd’hui on est obligé d’aller au corps à corps. C’est comme je l’ai dit, on ne peut plus rester dans les bureaux pour concevoir des stratégies. Il faut que l’on parte sur le terrain pour concevoir des stratégies c’est-à-dire faire des erreurs sur le terrain, les réadapter en fonction de l’évolution du terrain.
Donc aujourd’hui, il faut qu’on se déploie sur le terrain le plus rapidement possible. Ça, c’est une solution qui doit être rapide parce que l’on est en train de perdre du terrain.
Ensuite, l’on est obligé de gagner centimètre par centimètre notre territoire parce que toutes les voies sont minées pour économiser en perte en vie humaine.
Enfin, on a besoin de la cohésion sociale et de la mobilisation de toutes les forces. On a besoin d’une vision commune, on a besoin de leaders patriotes, des populations patriotes. Mais il faut que ces leaders puissent mobiliser ces populations. Pour moi, il faut un sursaut d’orgueil, un sursaut de patriotisme pour en venir à bout.
Et nous avons un exemple qui nous est donné qui est l’Ukraine. Aujourd’hui, l’Ukraine donne un bel exemple de patriotisme et de don de soi pour la nation. Je pense que tout le monde devrait faire pareil pour pouvoir en venir à bout. Il ne faut pas se mettre dans la tête que ce sont les militaires seuls qui vont venir à bout de cette lutte. Il faut le concours de tout le monde donc il faut la participation de tout le monde.
Interview réalisée par Cryspin Laoundiki
Lefaso.net
Source: LeFaso.net
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