Pendant la période de soudure (juin à août 2022), 2 403 482 personnes dans les régions du Centre-Nord, du Nord, de l’Est et surtout du Sahel ne sauront pas de quoi sera fait leur prochain repas, selon les projections des acteurs de la lutte contre l’insécurité alimentaire. Dans une interview accordée au journal Lefaso.net, le responsable de l’unité d’influence d’Oxfam Burkina, Issaka Ouandaogo, tire la sonnette d’alarme.
Lefaso.net : Aux dernières nouvelles, la région du Sahel est confrontée à une crise alimentaire qui met en danger la vie de la population dont des enfants. Qu’est-ce qui explique cette délicatesse de la situation ?
Issaka Ouandaogo : Selon les données du ministère en charge de l’Agriculture, la production céréalière prévisionnelle nationale de la campagne 2021-2022 est estimée à 4 709 489 tonnes. Comparée à la production totale définitive de la campagne agricole 2020-2021 et à la moyenne des cinq dernières années, elle est en baisse respectivement de 9,07% et de 1,60%.
Parmi les raisons qui expliquent la délicatesse de la situation, figurent l’impact du changement climatique marqué par de longues poches de sècheresse dans certaines localités, les inondations dans d’autres localités et les attaques de chenilles légionnaires d’automne et d’oiseaux granivores.
L’on note également le faible fonctionnement des marchés (de bétail) à cause des problèmes sécuritaires, le faible niveau d’approvisionnement des marchés en céréales comparativement à l’année dernière à la même période.
Et enfin, les conséquences du Covid-19 qui provoquent des inflations sur les prix des produits essentiels dont les denrées alimentaires et les intrants agricoles. La réalité de ces facteurs va bien évidemment contribuer à affaiblir les capacités économiques des ménages déjà vulnérables et à limiter leur possibilité d’apporter une alimentation adéquate et durable aux membres de leurs familles et en l’occurrence les enfants qui sont les plus fragiles et en état de croissance.
Est-ce qu’on peut avoir une estimation du nombre de personnes qui seront touchées par cette crise ?
Selon le Cadre harmonisé (CH), sur la période d’octobre à décembre 2021, c’est 1 510 030 personnes, soit 6,9% de la population totale, qui étaient en crise alimentaire. Ces populations sont concentrées dans les régions du Centre-Nord (28%), du Nord (16%), du Sahel (20%) et de l’Est (18%). Notons en passant que ce sont ces mêmes régions qui abritent le plus grand nombre de Personnes déplacées internes (PDI). Pour la période de soudure (juin-juillet-août 2022), les projections du Cadre harmonisé font état de 2 403 482 personnes en crise alimentaire, soit 11% de la population totale, qui auront besoin d’une assistance immédiate. Ces personnes sont concentrées dans les régions du Centre-Nord (31%), du Sahel (40%), du Nord (18%) et de l’Est (20%).
Quelles pourraient être les répercussions sur les moyens d’existence des ménages ?
Ce que l’on peut noter déjà, avec les attaques, beaucoup de ménages ont perdu ou n’ont plus accès à leurs moyens d’existence (champs, marchés, pâturages…) et n’ont plus la possibilité de mener des activités génératrices de revenus. Beaucoup n’ont pas pu réaliser la campagne agricole ou n’ont pas récolté, en raison de leur déplacement à la recherche de lieux sécurisés. En termes de répercussion, certains ménages vont adopter des stratégies d’adaptation néfastes, en l’occurrence la vente de leurs moyens d’existence pour se procurer des vivres, devenant ainsi plus vulnérables.
Doit-on craindre le pire, si toutefois la situation se détériore ?
Je vous disais plus haut que sur la période de juin-juillet-août 2022, communément appelée période de soudure alimentaire, plus de 2 400 000 personnes auront besoin d’une assistance alimentaire. Si les défis sécuritaires ne sont pas maîtrisés, si la plupart de PDI ne retournent pas dans leurs villages et ne sont pas appuyés conséquemment pour reconstituer leurs moyens d’existence et reprendre les activités agricoles ou d’élevage, effectivement l’on peut craindre le pire, car le nombre de personnes en crise alimentaire pourrait considérablement augmenter.
Qu’est-ce qui est fait sur le terrain où l’accès à la nourriture et autres besoins de base sont des défis quotidiens ?
Le gouvernement et ses partenaires techniques et financiers essaient de mettre en œuvre, sur le terrain, un plan de réponse qui inclue de l’aide alimentaire, la mise en place des boutiques témoins pour la vente des produits à prix social, la subvention des intrants agricoles et pastoraux, etc. Les partenaires financiers du Burkina eux aussi mettent en œuvre des plans humanitaires à travers des transferts monétaires et le soutien des activités génératrices de revenus au profit des ménages vulnérables.
Quel est le plan de réponse d’Oxfam pour épargner des vies ?
Oxfam apporte sa contribution dans la couverture des besoins en sécurité alimentaire en fondant sa stratégie sur l’assistance alimentaire via des distributions directes de vivres ou via des programmes de transfert monétaire (cash ou coupons vivres). Par exemple, en 2020, ce sont plus de 520 millions de F CFA qui ont été distribués à plus de 6 400 ménages (plus de 50 000 individus) pour répondre à leurs besoins alimentaires sur un minimum de trois mois. Pour l’année 2021, c’est déjà plus de 4 500 ménages qui ont bénéficié de l’assistance alimentaire sur trois mois (bilan en cours).
Outre l’assistance alimentaire, les ménages bénéficient d’un paquet d’activités entrant dans le cadre du renforcement de leurs moyens d’existence à travers l’appui à la production maraîchère, la recapitalisation du cheptel, la fourniture d’aliments pour bétail, la vaccination et le déparasitage des animaux, le renforcement des capacités des ménages, en particulier des femmes, dans les activités de production et d’autonomisation, à travers des activités génératrices de revenus (subvention, formation, mise en relation avec les institutions de microfinance…).
Est-ce que des actions conjointes ne seraient pas plus rentables ?
Les piliers 2 (concertation et coordination) et 3 (analyse consensuelle sur le choix des outils de prévention et de gestion des crises alimentaires et nutritionnelles) de la charte PREGEC (Prévention et gestion des crises alimentaires) que le Burkina a ratifiée en 2012 fait obligation aux acteurs signataires de se concerter et de s’accorder sur les choix des outils d’intervention dans les crises alimentaires comme celle que nous vivons.
En menant des actions conjointes, on développe la complémentarité et la synergie. Oxfam travaille sur la sécurité alimentaire et sur la prévention. Une action conjointe avec un autre acteur travaillant sur la prise en charge de la malnutrition va permettre d’avoir un impact plus grand de l’intervention. Présentement, on parle de l’approche Nexus dans laquelle on combine des actions développement, d’humanitaire et de paix. Pour dire qu’effectivement, des actions conjointes et bien coordonnées sont rentables.
La région du Sahel est en proie à des attaques terroristes depuis 2015. Est-ce que la vulnérabilité humaine ne va pas amener certaines personnes à rejoindre les rangs des groupes terroristes ?
Il est possible d’admettre une relation de cause à effet entre la vulnérabilité humaine et l’enrôlement [dans les groupes armés]. Si dans la région du Sahel, il n’y a aucune opportunité d’emplois, surtout pour les jeunes, facilement, ils pourraient être amenés à s’embarquer de l’autre côté avec les groupes armés.
Toutefois, si des efforts sont faits pour réduire les inégalités entre les régions (Sahel et Centre par exemple) en termes d’infrastructures structurantes, de création d’opportunités ; en termes d’éducation et d’accompagnement des jeunes, on peut arriver à réduire la vulnérabilité des personnes et à les maintenir sur la bonne voie. Des efforts sont faits par le gouvernement par l’implémentation de certains projets et programmes, comme le Programme d’urgence pour le Sahel. Cependant, le design et la mise en œuvre doivent être revus pour répondre aux aspirations des citoyens du Sahel.
A votre avis, est-ce qu’il est possible d’éviter les crises alimentaires ? Si oui, en quoi faisant ?
Oui, on peut bien éviter les crises alimentaires en mettant en œuvre des politiques publiques de qualité qui répondent aux préoccupations des populations. D’abord, le Burkina Faso est un pays encore agricole : 80 % de sa population tire l’essentiel de ses revenus de l’agriculture. La politique publique doit mettre au centre de ses priorités, le développement du secteur agricole et de la sécurité alimentaire. Le Burkina Faso faisait partie des champions de la Déclaration de Maputo car il accordait environ 14% de son budget au secteur agricole entre 2008-2012.
Présentement, notre pays n’arrive pas à atteindre cette cible de 10% à laquelle il a adhéré. Dans le budget 2022, la part du secteur agricole est d’environ 6%. Les petits producteurs ont besoin d’être mieux accompagnés avec des politiques publiques de qualité : accès aux intrants et équipements de qualité, accès aux financements et crédits adaptés, appui-conseil et accès aux marchés.
L’Etat, à travers l’extension des programmes de protection sociale à toutes les couches vulnérables affectées par l’insécurité alimentaire chronique (veuves, femmes cheffes de ménage, personnes âgées, personnes avec un handicap), contribuera à réduire significativement la prévalence de l’insécurité alimentaire.
L’Etat doit également accroître son engagement dans la lutte contre le terrorisme, source des déplacements massifs de populations, afin de permettre le retour des populations déplacées dans leurs zones d’origine où elles pourront mener des activités de subsistance. Il faut par ailleurs soustraire notre agriculture du changement climatique. Notre agriculture reste tributaire de la saison des pluies et de l’impact du changement climatique.
L’Etat et ses partenaires techniques et financiers doivent renforcer les systèmes de production, notamment en mobilisant les ressources en eau et des technologies pour permettre aux producteurs de produire au moins deux fois par an, ce qui va permettre d’augmenter le stock d’aliments. Cela passe par une agriculture adaptée au changement climatique (semences à cycle court, semences résistantes aux attaques, semences plus résistantes à la sécheresse ou aux crues, technologie adaptée).
Le gouvernement et ses partenaires (PTF et ONG) mettent en œuvre des instruments pour gérer les crises alimentaires (organisation de marchés, vente à prix social, vente à prix subventionné, cash transfert…) mais on doit connaître à l’avance quelles sont les zones à risque et quelles sont les personnes qui seront affectées par la crise alimentaire. D’où la nécessité d’avoir des statistiques fiables et mises à jour régulièrement.
Le service du Système d’alerte précoce commis à cette tâche doit être appuyé conséquemment avec des fonds publics aussi bien dans son fonctionnement que dans son organisation. Partant du principe que les catastrophes d’aujourd’hui sont les vulnérabilités non-traitées d’hier, l’accent devrait être mis sur la prévention à travers les actions de Réduction de risques de catastrophe (RRC). Il faut aller vers l’assurance agricole et parler le langage des communautés en leur transmettant les informations prévisionnelles et tendancielles claires et accessibles.
Quelle appréciation faites-vous de la situation alimentaire dans notre pays, comparée aux moyennes des cinq dernières années ?
La production céréalière de la campagne 2021-2022 est en baisse comparativement à la campagne dernière de 9 ,07% et de 1,6% par rapport à la moyenne quinquennale. Le bilan provisoire de la campagne agricole du ministère de l’Agriculture nous dit également que les stocks paysans de la campagne sont inférieurs de 6% par rapport à la moyenne quinquennale.
En se fondant sur ces données, on peut dire que la situation alimentaire de notre pays est difficile, comparativement à la moyenne des cinq dernières années. Dans certaines localités, les prix des denrées sont déjà élevés. Par rapport à la moyenne quinquennale, les prix des céréales affichent des hausses de 12% pour le mil, 17% pour le sorgho et 38% pour le maïs sur les marchés de détail au cours du mois d’octobre.
Selon la Confédération paysanne du Faso (CPF), un de nos partenaires, dans une conférence de presse tenue le 18 février dernier, le prix du sac de 100 kg fluctue entre 25 000 et 40 000 F CFA dans certaines localités. La question que l’on pourrait se poser, en période de soudure alimentaire de juin à août prochain, combien coûtera ce sac de maïs ? Des mesures immédiates doivent être prises par l’Etat et ses partenaires pour renforcer les stocks d’intervention et de sécurité, afin de venir en aide aux 2 403 482 personnes qui connaîtront une crise alimentaire.
Interview réalisée par Aïssata Laure G. Sidibé
Lefaso.net
Source: LeFaso.net
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