Les pays membres de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’ouest (CEDEAO), réunis en session extraordinaire, le dimanche 9 janvier 2022 à Accra, ont infligé des sanctions économiques et financières au Mali (fermeture des frontières aériennes et terrestres, gel des avoirs de l’État malien et des entreprises publiques et parapubliques dans les banques commerciales des pays de la CEDEAO, etc.). Dans cette interview en date du vendredi 14 janvier 2022, l’économiste burkinabè Idrissa Ouédraogo tire la sonnette d’alarme sur les conséquences économiques et sécuritaires de cet embargo pour le Mali et les pays voisins.

Lefaso.net : Les États membres de la CEDEAO ont infligé toute une panoplie de sanctions économiques et financières au Mali. Comprenez-vous de telles mesures de la part de l’organisation sous-régionale ?

Pr Idrissa Ouédraogo : Ce à quoi nous assistons ici, est un jeu de rôle. La CEDEAO est dans une posture de régulateur visant à garantir le respect d’un pacte communautaire signé par les quinze pays membres de la communauté dont le Mali. Les autorités maliennes quant à elles, estiment qu’il est de leur droit et devoir de défendre les intérêts du pays et ceux du peuple malien. Pour cela, elles sont enclines à braver toute adversité et à se dresser devant quiconque tenterait de les empêcher de réaliser la mission qu’elles se sont assignée.

Pour la CEDEAO, le Mali se doit non seulement de se conformer aux textes de l’organisation sous-régionale, mais aussi et surtout de respecter la promesse faite d’organiser des élections libres et transparentes en février 2022. Avec l’annonce d’une transition d’une durée de cinq ans, la CEDEAO trouve une légitimité de sanctionner le Mali de la manière la plus forte.

Ce qui est plutôt gênant dans ce jeu, c’est l’argument de la démocratie et du respect de la bonne gouvernance et d’un retour rapide à l’ordre constitutionnel qui est avancé à tout vent pour justifier ces sanctions, alors que les chantres de cette argumentation ne sont pas des exemples en la matière. Du reste, qu’est-ce que c’est que la démocratie pour qu’on la ballotte tant et qu’on l’utilise à tout bout de champ pour poser des actes parfois aux antipodes de la bonne gouvernance et de la démocratie ?

La démocratie, dans son expression la plus simple, est l’exercice du pouvoir par le peuple à travers ceux de ses enfants qu’il a librement choisis pour le diriger. La démocratie est un long processus qui se construit sur la base d’un consensus librement acquis et partagé par les membres de la communauté à laquelle elle s’applique. Ce n’est pas un concept conçu et parachuté comme cela semble l’être dans nos pays.

Si la démocratie est l’expression du peuple, alors qu’on laisse les Maliens discuter entre eux ; qu’on les laisse faire leur choix et ensuite s’ouvrir aux autres peuples pour des discussions fructueuses dans le cadre du vivre-en-bon-voisinage. Il est vrai que la junte actuellement au pouvoir au Mali a pris les rênes du pouvoir par un coup de force, mais il se trouve que, selon toute vraisemblance, elle a, par la suite, été adoubée par son peuple.

Il aurait fallu alors, à mon sens, que la CEDEAO prenne le temps nécessaire pour mieux comprendre la singularité de cette situation et engager des discussions autour des propositions faites par les autorités maliennes qui semblent être ouvertes à cette éventualité. Je conviens que cinq ans ou même quatre ans pour une transition paraissent longs. Mais cela se discute au lieu d’engager un bras de fer. Surtout que certaines de ces sanctions n’ont pas de base légale.

De telles sanctions ne sont-elles pas sévères pour les populations maliennes ?

Oui, en dépit des déclarations des partisans de ces sanctions, elles me paraissent très sévères pour le peuple malien. Il est vrai que la fermeture des frontières entre le Mali et les États membres de la CEDEAO et la suspension des transactions avec Bamako ne concerne pas les produits médicaux et de première nécessité, les produits pétroliers et l’électricité. Ce qui est en soit une bonne chose.

Notons cependant que ces exceptions auront des effets favorables de courte durée. Pour consommer ces biens exemptés, il faut avoir des ressources pour les acheter. Or, la batterie de sanctions inclut le gel des avoirs maliens au sein de la Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest (BCEAO), la coupure des aides financières, le gel des actifs et les avoirs de la République du Mali dans toutes les banques centrales des pays membres de la CEDEAO, le gel des avoirs du gouvernement et des entreprises d’État maliens dans toutes les banques commerciales de la CEDEAO. C’est une asphyxie financière de l’Etat qui est ici programmée.

Tout le monde sait que dans des pays comme les nôtres, l’Etat est prédominant dans la distribution de revenus. Il est le premier employeur ; il est aussi l’un des principaux pourvoyeurs de revenus au secteur privé notamment, à travers les marchés publics. Si un tel Etat est privé de ressources, c’est tous ceux qui sont dépendants des ressources de l’Etat qui se retrouvent sans revenus. Cela pourrait arriver si la situation perdure. Dans ce cas, ce sont les populations qui en pâtiront en premier lieu. De plus, les ressources venant de la diaspora malienne ne pourront pas être transférées à travers les circuits formels.

Le Mali peut-il se référer à l’exemple de pays ayant connu une telle sanction et, le cas échéant, comment peut-il s’en servir pour faire face à la situation ?

Il est très difficile de dire que le Mali peut s’inspirer de stratégies de résistance mises en œuvre dans des pays ayant connu des situations similaires, car chaque situation est singulière et a ses spécificités. Il est vrai que les pays qui ont connu de telles situations ont adopté des attitudes de résistance pour parer aux affres des sanctions.

On cite souvent le cas emblématique de Cuba qui fait face à l’embargo économique, commercial et financier imposé par les Etats-Unis depuis le 3 février 1962. On cite aussi le cas de l’Iran qui fait de manière récurrente face à ce type de sanctions. Dans la sous-région, on pourra retenir le cas de la Guinée Conakry qui, en 1958, a été mise au ban des nations par la France, suite à son refus de siéger dans la Communauté franco-africaine proposée par le général de Gaulle.

Ces pays ont, pour chacun d’entre eux, adopté des stratégies de contournement des sanctions qui ont donné des résultats pas toujours faciles à supporter par les populations. Notons que très souvent, ces stratégies de contournement ont été menées avec l’appui des populations et d’Etats amis. Les pays du bloc de l’Est, avec l’Union soviétique en tête, et la Chine ensuite ont très souvent été les têtes de proue de l’appui à ces résistances. La Guinée a, en plus, bénéficié d’une bienveillante solidarité panafricaine.

Oui, le Mali pourra certainement développer une stratégie s’inspirant de ces pays, mais il faut qu’elle fonde cette stratégie sur les particularités du pays et sur les éléments factuels disponibles.

Pensez-vous que la junte puisse réellement résister à la situation ?

A regarder ce qui se passe autour de la question des sanctions à l’égard du Mali, on peut être tenté de croire que le Mali a les ressorts nécessaires pour rebondir et résister à la situation. Le peuple malien semble être debout derrière ses dirigeants ; dans la plupart des pays de la sous-région, les peuples semblent être rangés du côté des Maliens. Certains pays ont exprimé leur disponibilité à appuyer le Mali ou, tout au moins, à l’aider à contourner l’embargo. Mais, est-ce suffisant pour tenir longtemps devant des chefs d’Etat qui sont très décidés à faire rentrer les brebis égarées dans l’enclos, avec l’appui insidieux des maîtres d’hier qui sont toujours ceux d’aujourd’hui ?

En réalité, c’est une lutte de survie pour nos chefs d’Etat. Si la junte malienne réussit son coup (pour parler en français facile), cela pourrait faire tache d’huile et inspirer des militaires dans les autres pays. Les chefs d’Etat redoutent fortement une telle éventualité. Les inspirateurs de l’ombre de l’attitude ferme de la CEDEAO ont, eux aussi, beaucoup à perdre si les directions de nos Etats sont prises en main par des personnalités qui expriment ouvertement leurs velléités d’indépendance vis-à-vis de l’Occident.

Quels peuvent être les risques encourus dans ce bras de fer, non seulement pour le Mali, mais aussi pour la CEDEAO ?

Ce bras de fer n’est profitable à personne. Tout au contraire, il va exacerber les antagonismes dans la sous-région et revigorer le terrorisme. Voyez-vous, la fermeture des frontières va favoriser les trafics de tout genre. Des pistes parallèles seront ouvertes pour faire passer les marchandises et ce, très certainement, avec l’appui des groupes terroristes et des bandits armés. Les trafiquants sont très ingénieux dans ce type d’activité. Ces trafics seront très certainement l’occasion de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme. Et là, ce n’est pas que le Mali qui est concerné, c’est toute la sous-région.

De telles sanctions, que le gouvernement malien a jugées « illégales et inhumaines », ont sans doute des impacts économiques. Que peuvent être ces impacts, d’une part pour l’économie malienne et, d’autre part, pour celles des autres pays membres de la CEDEAO ?

Comme nous le savons tous, le Mali est un pays enclavé, sans littoral, qui entretient d’importantes relations commerciales avec les pays voisins. Il se sert des ports d’Abidjan, de Dakar, de Tema, de Lomé et de Cotonou comme ports d’entrée. Entre autres itinéraires, le Mali se sert du territoire burkinabè pour acheminer ses marchandises sur son territoire. Dans de telles conditions, il est loisible d’admettre que les sanctions décrétées par les chefs d’Etat de la CEDEAO contre la junte malienne auront de fortes conséquences non seulement pour le Mali, mais aussi pour les autres pays de la communauté, tout particulièrement ceux dont les échanges sont florissants avec ce pays.

Il est bien évident que le Mali sera économiquement très éprouvé par les sanctions adoptées. Ces mesures vont saper les bases de son système économique qui repose essentiellement sur le secteur primaire (38% du PIB) et le secteur tertiaire (37% du PIB). C’est un pays qui compte aussi sur l’extraction minière pour soutenir sa croissance.

Il se trouve que les sanctions adoptées concernent aussi les transactions sur les intrants du secteur agricole (engrais et autres produits de soutien de l’agriculture et de l’élevage) qui sont souvent importés. Les produits manufacturiers qui alimentent le commerce sont très souvent des produits d’importation qui sont frappés par l’embargo. Retenons aussi que l’exportation de l’or représente 10% du PIB du Mali. Ce produit est aussi touché par l’embargo.

Pour les effets sur les autres pays de la sous-région, notons que le Mali est le premier client commercial du Sénégal. Les exportations du Sénégal vers le Mali représentent 21% de ses exportations. La Côte d’Ivoire exporte vers le Mali des véhicules neufs ou d’occasion en provenance d’Europe ou d’Asie et des produits manufacturés. Toutes ces marchandises ne pourront plus entrer au Mali et constitueront des manques à gagner pour la Côte d’Ivoire. De son côté, le Mali exporte vers les pays de la sous-région du bétail à viande, entre autres.

Le Burkina vivra certainement les mêmes expériences que le Sénégal et la Côte d’Ivoire dans ses relations commerciales avec le Mali. L’effet le plus palpable dans l’immédiat pour le Burkina Faso sera certainement la baisse du trafic routier entre les deux pays.

Sur un plan plus global, il faut craindre qu’après la crise, l’on observe un effet de détournement du commerce au profit des pays non membres de la CEDEAO et voisins du Mali, comme l’Algérie et la Mauritanie. La Mali va certainement se tourner vers ces deux pays, en même temps que la Guinée, pour s’approvisionner en biens et services. Les liens qui vont se tisser pourraient survivre à la crise et constituer un manque à gagner permanent pour des pays tels que la Côte d’Ivoire, le Sénégal et le Burkina Faso qui, traditionnellement, commerçaient avec le Mali.

Le Burkina Faso, voisin immédiat du Mali, est dans un contexte particulier d’insécurité avec pour conséquences des milliers de déplacés internes. Encourt-il des risques particuliers dans cet isolement du Mali ?

Mais oui, il est évident que dans tout cet imbroglio, le Burkina Faso risque de payer le plus gros tribut. Le risque sécuritaire est le premier facteur à considérer, étant donné que les frontières que ces deux pays ont en commun sont immenses et poreuses. Et du reste, l’essentiel de ces frontières est sous contrôle des groupes armés terroristes.

La suspension des transactions entre les deux pays va augmenter la contrebande (comme je l’ai dit plus haut). Les voies officielles seront délaissées au profit de circuits parallèles avec un commerce clandestin florissant. Ces activités constitueront une source importante de ressources pour les groupes terroristes qui seront de fait au centre de ce commerce parallèle. Nous risquons alors de voir un développement plus accru des attaques terroristes provenant du côté malien.

Nous avons observé ces derniers temps des incursions de plus en plus appuyés des terroristes à différents endroits du territoire burkinabè. Cela risque de s’exacerber si les sources de financement du terrorisme s’accroissent. Et, si nous n’y prenons garde, le Burkina Faso sera le sanctuaire du terrorisme de la sous-région.

Interview réalisée par Dofinitta Augustin Khan

Lefaso.net

1- Pr Idrissa Mohamed Ouédraogo, économiste.

Source: LeFaso.net