Dans le texte ci-dessous, Louis Dominique Ouédraogo nous fait revivre le parcours de Sidiki Boubakari, cordonnier burkinabè mort pour la France lors de la seconde guerre mondiale. Il évoque le destin singulier du natif de Bobo-Dioulasso, condamné à mort pour « trahison » par un tribunal militaire et exécuté le 23 octobre 1942 à Dakar où il est inhumé. L’homme est entré dans la cour des grands dans l’histoire de France mais demeure un illustre inconnu dans son pays d’origine.

Le 11 novembre dernier, la France a commémoré non seulement l’anniversaire de la signature de l’armistice signé la “onzième heure du onzième jour du onzième mois” de 1918 qui mit fin à la Première Guerre mondiale, mais depuis une loi votée en février 2012, elle a également rendu hommage à tous les “morts pour la France”, civils comme militaires, tombés au champ d’honneur lors de différents conflits pour la défense d’une patrie qui pour certains n’était pas toujours la leur.

Parmi ces héros figurent de nombreux africains y inclus des Burkinabè que j’ai “chanté” dans un article précédent publié notamment sur le site Lefaso.net le 10 novembre 2020. Si l’accent a été souvent mis sur ceux d’entre eux qui ont servi le drapeau tricolore sous le vocable générique de “tirailleurs sénégalais” bien qu’étant parfois originaires de territoires coloniaux autres que le Sénégal, il ne faut pas oublier que des civils africains ont eux aussi compté parmi les victimes de ces conflits, notamment durant la Seconde Guerre mondiale.

Cette année, la commémoration du 11 novembre a eu un accent particulier car le Président Emmanuel Macron a présidé au Mont Valérien la cérémonie d’inhumation du dernier compagnon de la Libération, M. Hubert Germain, décédé le 12 octobre 2021 à l’âge de 101 ans. Combien de gens parmi ceux qui ont participé à cet hommage national, combien en France, combien en Afrique ex-française, combien au Burkina Faso savent que deux des seize devanciers d’Hubert Germain dans ce temple de la Résistance sont africains, à savoir le Tchadien MABOULKEDE (quatrième caveau en partant de la gauche), soldat au 24e bataillon de marche, qui a participé au débarquement en Provence et qui fût tué à l’ennemi le 22 août 1944 à La Garde dans le Var, et le Burkinabè Boutié DIASSO (premier caveau à partir de la gauche), né en 1919 à Kayoro, soldat du 16ème régiment de tirailleurs sénégalais, tué à l’ennemi le 28 mai 1940 à Fouilloy (Somme) pendant la campagne de France ? Qui se souvient que parmi les 1038 personnes listées comme compagnons de la Libération, celle sous le nom de Sidiki BOUBAKARI est un Burkinabè qui, à partir d’Accra en Gold Coast (devenu Ghana en 1957), a répondu à l’Appel du 18 juin du général de Gaulle en rejoignant un réseau de la Résistance AOF ?

L’ occasion est donc propice pour rappeler le contexte historique qui a prévalu à la création de l’Ordre de la libération, le second en importance après celui de la Légion d’honneur et pour évoquer le destin singulier d’un natif de Bobo-Dioulasso qui figure à jamais dans la cour des grands dans l’Histoire de France mais demeure un illustre inconnu dans son pays d’origine.

Le contexte historique

Alors que le 16 juin 1940 le maréchal Pétain appelait à cesser les combats, le général de Gaulle dans son Appel du 18 juin invitait ses compatriotes à la résistance “car la France n’est pas seule, elle n’est pas seule, elle n’est pas seule, elle a un vaste Empire derrière elle”. Disposer d’une assise territoriale devenait donc capital pour la poursuite du combat et le soutien des possessions coloniales en Afrique un enjeu majeur pour l’avenir de la France libre.

Dès le 25 juin 1940, le gouvernement du maréchal Pétain a institué un Haut-commissariat à l’Afrique française englobant l’Afrique équatoriale française (AEF), l’Afrique occidentale française (AOF), et les territoires sous mandat du Togo et du Cameroun. Nommé haut-commissaire par décret du même jour, le gouverneur Pierre BOISSON a été précédemment secrétaire général en AOF en 1933, haut-commissaire de la République au Cameroun en 1936, gouverneur général par intérim de l’AOF en 1938 et gouverneur général de l’AEF en poste à Brazzaville en 1939. Le nouveau haut-commissaire en Afrique française s’installe à Dakar et jure fidélité au régime de Vichy.

En dépit du ralliement à la France libre du Tchad (26 août 1940) à l’initiative du gouverneur Félix Eboué , puis du territoire sous mandat du Cameroun ainsi que de l’Oubangui-Chari (27 août 1940) et du Congo-Brazzaville (28 août 1940), le général de Gaulle ambitionne, avec le soutien du Premier ministre britannique Winston Churchill, de prendre le contrôle politique et militaire de l’AOF qui était non seulement la partie de l’Afrique française la plus peuplée et la plus riche, mais qui disposait également à Dakar de moyens militaires considérables.

Par ailleurs, quelques mille tonnes d’or de la Banque de France ayant été transférés et mis à l’abri à Dakar avant le début du conflit puis convoyés à Kayes, ce trésor de guerre aurait été fort utile pour l’achat d’armes aux Etats-Unis d’Amérique dans le cadre du programme “cash and carry”.

L’affrontement entre de Gaulle et Boisson devenait de ce fait inévitable. C’est dans ce contexte que se déroulera l’épisode peu connu de “l’Opération Menace” ou “Bataille de Dakar” du 23 au 25 septembre 1940 opposant d’une part les forces françaises libres (FFL) conduites par de Gaulle et appuyées par les forces britanniques dirigées par l’amiral Somerville, et d’autre part les troupes restées fidèles à Vichy.

Ce sera un échec cuisant pour le général de Gaulle qui avouera dans ses Mémoires de guerre que « Les jours qui suivirent me furent cruels. J’éprouvais les impressions d’un homme dont un séisme secoue brutalement la maison et qui reçoit sur le tête la pluie des tuiles tombant du toit ». Il en sortira affaibli et l’AOF ne se ralliera à sa cause que le 7 décembre 1942 suite au succès du débarquement anglo-américain en Afrique du Nord le 8 novembre 1942.

Entre juin 1940 et décembre 1942, la résistance intérieure en AOF prenait de ce fait toute son importance pour la France libre. Elle sera animée non seulement par des Français opposés au régime de Vichy mais aussi par des Africains d’origines sociales diverses.

Parmi les premiers, deux ont été en poste à Ouagadougou. Il s’agit d’Edmond LOUVEAU, administrateur supérieur de la Haute Côte-d’Ivoire (qui englobait la partie de la Haute-Volta rattachée à la colonie de Côte-d’Ivoire après son démantèlement en 1932) et de Jean HELLARD, son secrétaire particulier. Tous deux ont été décorés de l’Ordre de la libération. Cinq civils ouest-africains ont été également faits compagnons de la libération dont Sidiki BOUBAKARI déjà cité, le Guinéen Adolphe GAETAN, chef d’un réseau de Résistance d’une douzaine de membres, les Béninois Albert IDOHOU et Agoussi WABI et le Nigérian Aloysius ODEWOLE. Tous ces cinq combattants de l’ombre ont été jugés et fusillés à Dakar.

L’Ordre de la Libération

Devenu chef de l’Etat français, le maréchal Pétain avait reçu le 26 juillet 1940 le collier de Grand Maître de la Légion d’honneur, la plus haute décoration française. Il était dès lors exclu pour le général de Gaulle de décerner cette décoration aux plus méritants de ceux qui l’ont suivi. Dès le 16 novembre 1940, par une ordonnance signée à Brazzaville, capitale de la France libre, il crée l’Ordre de la Libération en vue de « récompenser les personnes ou les collectivités militaires et civiles qui se ser(aie)nt signalées dans l’œuvre de la libération de la France et de son Empire ».

Il en sera l’unique Grand Maître, les membres du Conseil de l’Ordre ayant décidé à sa mort le 9 novembre 1970 de ne pas lui donner de successeur. Au total, le titre de Compagnon de la libération a été décerné à 1061 récipiendaires dont 1038 personnes, dix-huit unités militaires et cinq villes (Nantes, Grenoble, Paris, Vassieux-en-Vercors et Ile-de-Sein). Outre les cinq civils africains cités ci-dessus, onze tirailleurs sénégalais sont membres de l’Ordre.

Dans son livre “ la France libre fut africaine ” paru en 2014, l’historien canadien Eric Thomas Jennings, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Toronto, souligne le rôle essentiel que l’Afrique et les Africains ont joué dans la constitution de la France libre. Dans une interview à TV5 Monde à l’occasion du 80ème anniversaire de l’Appel du 18 juin 1940, il note que sans les territoires de l’AEF et du Cameroun ralliés à de Gaulle entre le 26 et le 28 août 1940, celui-ci “aurait souffert d’un déficit chronique de légitimité sur la scène internationale.

Il n’était reconnu en 1940 que par le Royaume-Uni de Winston Churchill. Le général de Gaulle n’est plus alors un simple « squatteur sur la Tamise » pour reprendre la phrase de l’historien français Jean Lacouture, mais bien un chef qui a un territoire avec des ressources fiscales, des forces militaires et des sujets”. Il note par ailleurs que “Londres servait, certes, de base administrative pour la France libre, mais le quartier général militaire, le siège officiel et constitutionnel, le journal officiel, même le poste de radio légitimement français libre (Radio Brazzaville) – tous étaient en Afrique centrale.” Il s’étonne dès lors que Brazzaville n’ait pas été inscrite à l’Ordre de la Libération comme les villes françaises mentionnées plus haut et qu’il n’y ait que 11 combattants et cinq civils africains parmi les plus de mille personnes ayant mérité de faire partie des compagnons de la libération.

Sidiki Boubakari, un destin singulier

Sa biographie telle que publiée sur le site de l’Ordre de la libération mérite d’être citée intégralement : “Sidiki Boubakari est né à Bobo-Dioulasso en Haute-Volta (actuel Burkina Faso) vers 1912. Sujet français, il quitte la Côte d’Ivoire (Bobo-Dioulasso faisant partie de la Haute-Volta supprimée en 1932 et rattachée à la Côte d’Ivoire) en 1935 avec sa mère pour la ville d’Accra (Gold Coast). Après le décès de sa mère en 1938, il reste en Gold Coast et travaille comme manœuvre dans les mines d’or. Devenu cordonnier, domicilié à Bossié en Gold Coast, il entre, en mai 1941, dans un réseau de résistance de la France libre.

De mai à juillet 1941, il fait notamment passer en Côte d’Ivoire, comme agent de liaison, des courriers de dissidents gaullistes réfugiés en Gold Coast. Le 18 octobre 1941, dans la Subdivision de Léo, il coupe la ligne télégraphique reliant Ouéssa et Léo près du village de Beara à 28 km de Ouéssa. Arrêté le 30 novembre 1941 à Ouéssa par un garde-frontière, il est interné à la prison civile de Bobo-Dioulasso puis à la prison mixte de Dakar. Condamné à mort pour « trahison », le 12 mai 1942, par le Tribunal militaire permanent de Dakar, il est exécuté le 23 octobre 1942 à Dakar. Il a été inhumé au cimetière de Dakar.

• Compagnon de la Libération – décret du 14 novembre 1944”.

Au regard de ce parcours assez singulier, on ne peut que regretter de ne pas en savoir davantage sur Sidiki Boubakari. Etait-il marié ? Cela paraît probable puisqu’il avait la trentaine quand il a été exécuté. Avait-il des enfants ? Ses ayant-droits ont-ils bénéficié des avantages liés à son statut de “mort pour la France” ? Quelles sont les motivations qui ont pu conduire un modeste cordonnier à opter pour la Résistance ?

Quels sont les autres membres de son réseau ? Qui était son officier traitant ? Comment s’est déroulé son procès à Dakar ? Dans quel cimetière de Dakar se trouve sa tombe ? Autant de questions sans réponse pour l’instant qui incitent à poursuivre les recherches. Sur son site Internet, l’Ordre de la Libération invite à lui fournir une photo de ce héros méconnu.

“Patriam servando, victoriam tulit »

“Patriam servando, victoriam tulit » (En servant la Patrie, il a remporté la victoire). C’est la devise en latin figurant au revers de la croix de la Libération qui est l’insigne de l’Ordre. Sidiki Boubakari, cordonnier Burkinabè mort pour la France il y aura bientôt 80 ans, où est ta victoire et quel peut en être le sens aujourd’hui ? Où est ta victoire alors que tu demeures un illustre inconnu dans la “Patrie” pour laquelle tu t’es sacrifié pour assurer sa libération et faire revivre sa devise “Liberté, Egalité, Fraternité” quand bien même tu n’étais à l’époque qu’un sujet n’ayant droit ni à la liberté ni à l’égalité ?

Où est ta victoire alors que “la France reconnaissante” ne t’a pas jugé digne de figurer sur la liste des 100 noms de combattants africains proposés aux maires de France pour qu’ils baptisent des rues, des places ou des monuments comme l’a souhaité le président Macron ? Et pourtant, tu mériterais bien un tel honneur, toi qui a pour compagnons pour l’éternité des Français illustres tels que Félix Eboué, Jean Moulin, René Cassin, André Malraux et Pierre Brossolette qui reposent au Panthéon et des étrangers non moins illustres tels que le général Dwight Eisenhower, Leurs Majestés Mohamed V, Roi du Maroc, et George VI, Roi du Royaume-Uni, ainsi que Sir Winston Churchill, Premier ministre britannique.

Louis Dominique Ouédraogo

Références

“18 juin 1940 : Sankara Zouli et d’autres soldats burkinabè sont morts ce jour-là pour la France”. Louis Dominique Ouédraogo ( https://lefaso.net/spip.php?article105544)

“La bataille de Dakar. 23-25 septembre 1940”. Archives nationales France

http://www.archivesnationales.culture.gouv.fr/anom/fr/Action-culturelle/Dossiers-du-mois/1801-Dakar/index.php

Mémoires de guerre – L’Appel : 1940-1942 (tome I). Charles de Gaulle, Biographie de Sidiki Boubakari. Site internet de l’Ordre de la Libération

(https://www.ordredelaliberation.fr/fr/compagnons/sidiki-boubakari)

Les tirailleurs africains compagnons de la libération. RFI

(https://www.rfi.fr/fr/tirailleurs/20100825-tirailleurs-africains-compagnons-liberation)

Les femmes et les hommes compagnon de la libération

(https://www.ordredelaliberation.fr/fr/recherche-compagnons)

Source: LeFaso.net