Carl von Clausewitz avait raison : la guerre n’est rien d’autre que la continuation de la politique par d’autres moyens. C’est vrai, au moins, pour le Tchad. Le parcours de Idriss Déby Itno, après celui de Hissène Habré et de quelques autres, en est la parfaite illustration. Déby est arrivé au pouvoir après un rezzou victorieux, d’abord contre les Libyens et ses alliés locaux, puis contre Habré.

Et il s’est maintenu au pouvoir en brisant quelques attaques rebelles sur le territoire national mais, surtout, en s’imposant comme le bras armé de la France et de l’Afrique au Darfour, en Centrafrique, dans l’extrême-Nord du Nigeria et du Cameroun. Quant le président François Hollande a déclenché l’opération Serval au Mali, Déby a répondu immédiatement présent. Et il a expédié son fils, Mahamat (aujourd’hui au pouvoir à N’Djamena), au Mali, pour assurer le commandement du contingent tchadien.

11 janvier 2013-20 avril 2021. Entre le déclenchement par la France de l’opération Serval et la mort brutale du président Idriss Déby Itno, plus de huit années se seront écoulées. Hui années pendants lesquelles Déby a surfé sur la délicate situation sécuritaire dans la Bande sahélo-saharienne. Il sera présent sur le terrain militaire, mais aussi sur le terrain diplomatique.

Le Tchad, pourtant, n’est pas membre de la Cédéao – qui cherchait alors une porte de sortie à la crise malienne – et n’a pas de frontière commune avec le Mali. Aux côtés du Burkina Faso, de la Mauritanie, du Niger et du Sénégal, le Tchad va, ainsi, être partie prenante de la création du « G5 du Sahel » (G5-S), à Nouakchott, le 16 février 2014. Il s’agissait alors de mettre en place « un cadre institutionnel de coordination et de suivi de la coopération régionale ».

Le G5-S va rapidement faire oublier qu’il existait, déjà, un « processus de Nouakchott » lancé en mars 2013 sous les auspices de l’Union africaine. Mais ce n’était qu’une coquille vide sans ressources financières et sans engagement politique déterminé des Etats membres. Alors que les chefs d’Etat de la région, pour la plupart, se calfeutraient dans leur capitale, appelant à l’aide la France et la communauté internationale quand la situation l’exigeait, Déby avait conscience que « l’affaire du Mali » ne tarderait pas à devenir celle de toute la région ouest-africaine et que, du même coup, la résurgence des mouvements rebelles était à redouter sur le territoire tchadien. La guerre nourrit la guerre.

Du côté de l’Elysée, la démarche était identique. Il ne s’agissait plus d’enrayer la marche des rebelles au Mali, mais d’empêcher que toute la Bande sahélo-saharienne ne devienne une zone de non-droit dans laquelle pourraient prospérer des groupuscules terroristes dont l’action se fonderait non seulement sur l’islamisme radical mais aussi sur les pratiques mafieuses les plus classiques (prises d’otages, assassinats, trafics d’être humains, trafics divers, etc.). Dans ce cadre, Serval va céder la place à Barkhane le 1er août 2014.

Le prix à payer pour la peau des hommes !

Idriss Déby Itno va jouer sur les deux tableaux : la connexion avec la France à travers Barkhane et la connexion avec les pays de la Cédéao à travers le G5-S. Le 2è sommet des chefs d’Etat du G5-S se tiendra d’ailleurs, en novembre 2015, dans la capitale tchadienne. Déby bousculera ses pairs ouest-africains. L’objectif était la création d’une force militaire conjointe. Le Tchad était prêt, « dans un bref délai ».

Ce n’était pas la même situation du côté des partenaires. Du coup, le Niger et le Burkina Faso (où le successeur de Blaise Compaoré, renversé par une « insurrection populaire », n’a été élu qu’en décembre 2015 après une année de transition) ne tarderont pas à être gangrénés. Il fallait donc réactiver le projet de force conjointe. Mais il faudra attendre juin 2017 pour qu’une résolution (la 2359) soit adoptée à l’unanimité par le Conseil de sécurité des Nations unies, à l’initiative de la France, afin de soutenir ce projet de force conjointe. Sauf que la 2359 visait à « ramener la paix et la sécurité dans la région du Sahel » sans recours à la force alors que la résolution initialement présentée par la France évoquait l’utilisation de « tous les moyens nécessaires ».

A Paris, en mai 2017, François Hollande avait abandonné l’Elysée et Emmanuel Macron avait pris sa suite. Le nouveau président de la République française n’entendait pas, ayant d’autres priorités « nationales », faire perdurer l’opération Barkhane. Mais Jean-Yves Le Drian, désormais ministre des Affaires étrangères après avoir été ministre de la Défense sous Hollande (et farouche partisan de l’intervention militaire française au Mali), refusait que la France décide de partir « au gré des humeurs ».

Déby, quant à lui, qui avait une vision non pas « nationale » mais géopolitique de la situation, voulait des moyens financiers de la part des pays occidentaux, affirmant cyniquement : « Comme ça, ils [les pays occidentaux] vont faire l’économie des vies de leurs soldats ». Gagnant-gagnant !

Une victoire politique « sans merci »

Alors que la situation sécuritaire se dégradait dans la Bande sahélo-saharienne, Idriss Déby Itno n’entendait pas passer la main. En 2004, il avait modifié la Constitution, qui limitait à deux le nombre de mandats présidentiels, pour lui permettre d’être candidat en 2006. Il l’avait été et avait remporté l’élection dès le premier tour. Albert Pahimi Padacké, leader du Rassemblement national des démocrates tchadiens (RNDT-Le Réveil), était arrivé en troisième position avec à peine plus de 5 % des voix. Cinq ans plus tard, en 2011, Déby était réélu, toujours dès le premier tour, tandis que Padacké, qui terminait à la deuxième place cette fois, avait amélioré son score : 6 % des voix.

La présidentielle de 2016 sera conforme aux précédentes : Déby était réélu dès le premier tour mais Padacké n’était pas candidat. Du même coup, il décrochera le poste de Premier ministre (il l’occupera jusqu’en 2018, date à laquelle le poste de Premier ministre a été supprimé). Dans une conjoncture « nationale » difficile : crise de l’emploi ; salaires des fonctionnaires impayés ; actions syndicales fortes ; chute des cours du pétrole ; insécurité, etc. Qui ne s’est pas améliorée depuis, bien au contraire, avec la pandémie de la Covid-19 qui neutralise la mondialisation.

Citant Hegel, Karl Marx avait fait remarquer au XIXè siècle que « tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois […] : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce ». C’est ainsi que Padacké a été nommé, ce lundi 26 avril 2021, au poste de Premier ministre par le nouveau chef de l’Etat, président du Conseil militaire de transition (CMT) : le général Mahamat Idriss Déby. Cerise sur le gâteau, Padacké avait été, une fois encore, candidat à la présidentielle d’avril 2021. Il avait terminé en deuxième position, recueillant un peu plus de 10 % des voix !

A noter que le programme présidentiel 2021 de Déby proposait un retour à la limitation des mandats « car, disait-il, il y va de la vitalité de notre jeune démocratie ». « Jeune démocratie » ? Impossible de caractériser ainsi le Tchad. Quelle que soit l’époque. La chute de Hissène Habré a permis de mettre au jour la terreur qu’il a exercée : près de 40.000 morts, souvent dans des conditions épouvantables.

La mort de Déby ne manquera pas de révéler que son régime n’était pas pire, loin de là, mais pas vraiment une démocratie : viols, exécutions, réduction en esclavage, enlèvements, interdiction des manifestations, tripatouillage constitutionnel, intimidation, emprisonnements arbitraires, etc. Tout cela, et bien d’autres choses encore, dans le cadre d’une militarisation de la société, les généraux étant devenus, socialement, le « haut du panier ».

La fascination que Habré a exercée, du fait notamment de son bras de fer avec Mouammar Kadhafi, et la fascination que Déby exerçait encore jusqu’à la semaine dernière, tiennent essentiellement à la violence de leur gouvernance. Les deux leaders tchadiens sont de redoutables chefs de guerre sans états d’âme. Mais ils font la guerre à leurs opposants politiques (y compris les plus modérés) comme ils font la guerre à leurs ennemis armés : « sans merci ». Seul le résultat compte. Mais faut-il s’en étonner alors que le passé, le présent et le devenir de ce pays sont, depuis trop longtemps, entre les mains de chefs de guerre. Et pour longtemps encore !

La diplomatie de la grande trouille

Les obsèques du président Idriss Déby Itno se sont déroulées le 23 avril 2012, à N’Djamena, avant qu’il ne soit inhumé à Amdjarass, dans l’intimité familiale. Le président de la République française était là. Il était le seul chef d’Etat occidental ! Les chefs d’Etat du G5-S également. Et quelques autres dont le président en exercice de l’UA. Faut-il s’en étonner ?

Certes non. Faut-il s’étonner que, au lendemain de la mort du leader tchadien, un nouveau pouvoir s’installe à N’Djamena avec, à sa tête, un général, fils du défunt, et un Premier ministre qui avait été candidat à la présidentielle 2021 contre (on pouvait le penser, sinon la présidentielle aurait été une farce) Déby lui-même, après avoir été, déjà, par le passé, son Premier ministre ? Les leaders de l’opposition, du même coup, ont beau jeu de dénoncer un « coup d’Etat institutionnel ».

Faut-il s’étonner que Déby ait été tué, dit-on, par une rébellion dont tout le monde à N’Djamena moquait l’impuissance et l’inefficacité ? Même l’empereur Napoléon 1er en avait réchappé lors de la retraite de Russie ; difficile d’imaginer que Déby ait été tué au combat, « les armes à la main », à plus de 300 km au nord de N’Djamena, alors qu’en février 2019, une précédente attaque avait été stoppée par les avions de combat… français à la demande de… Déby après que l’aviation tchadienne ait échoué dans sa mission d’interception !

Difficile d’imaginer le « maréchal » Idriss Déby Itno, pas loin de 70 ans, tout juste réélu président de la République du Tchad, aller faire le coup de feu avec sa kalach. La mort de Déby semble être bien plus une révolution de palais que le résultat d’un engagement pour la défense de « la patrie, l’honneur et la dignité » (ainsi que l’a affirmé Hinda Déby, sa dernière épouse, lors de la cérémonie d’hommage). « Si quelqu’un tue par l’épée, il doit être tué par l’épée » (Apocalypse, 13-10)/

Paris, otage de N’Djamena

« La France ne laissera jamais personne menacer ni aujourd’hui ni demain la stabilité et l’intégrité du Tchad. La France sera également là pour faire vivre la promesse d’un Tchad apaisé faisant une place à l’ensemble de ses enfants. Pour le dialogue et la transition démocratique, nous serons à vos côtés. Cher Idriss, vous avez écrit une page indélébile d’une amitié entre le Tchad et la France.

Et j’emporte le souvenir d’un ami ». Les propos du président de la République française ne manquent pas d’étonner. Certes, le QG de Barkhane est implanté au Tchad, mais « l’ami Déby » était quand même au pouvoir depuis plus de trente ans, y ayant accédé à la tête d’un mouvement rebelle, et s’il était élu, chaque fois, « démocratiquement », par la voie des urnes, il accumulait quand même cinq élections présidentielles. Ce qui n’en faisait pas vraiment le champion de l’alternance !

Et l’immixtion de la France dans le jeu politique tchadien pourrait légitimement froisser la susceptibilité des « souverainistes ». On se souvient du tollé soulevé au sein des populations d’Afrique de l’Ouest par les propos du chef de l’Etat français, le mercredi 4 décembre 2019, quand il avait convoqué, à Pau, les présidents des pays membres du G5-S afin de « clarifier » leur position, alors que des « mouvements antifrançais » émergeaient un peu partout dans la région.

Le rôle majeur que joue le Tchad dans la lutte contre le terrorisme dans la Bande sahélo-saharienne peut-il justifier la fin de l’Etat de droit dans ce pays ? La diplomatie de la grande trouille peut bien être concevable, il est cependant dérangeant de voir Macron assis à côté de Mahamat Déby Itno lors de l’hommage à son père.

Il sera difficile, sinon impossible, désormais pour Paris de condamner les manipulations des constitutions pour permettre aux présidents en place d’entasser les mandats, de montrer du doigt les dérives de certains rejetons de chefs d’Etat (on se souvient des frasques de Brahim Déby assassiné à Paris), de dénoncer une vision « dynastique » du pouvoir, etc. Macron est à peine rentré à Paris que la répression s’exerce, avec son lot de morts, contre les manifestants au Tchad. Le président de la République française peut bien les « condamner avec la plus grande fermeté » et appeler à « une transition pacifique, démocratique et inclusive », Paris est désormais, dans la Bande sahélo-saharienne, l’otage de N’Djamena.

Jean-Pierre Béjot

La Ferme de Malassis (France)

27 avril 2021

Source: LeFaso.net