3 mai 2006. Idriss Déby venait de remporter sa troisième présidentielle avec plus de 65 % des suffrages exprimés, l’opposition ayant boycotté le scrutin. Un référendum lui aura permis d’être candidat. Pourtant, année après année, la situation politique, militaire et sécuritaire de son régime – en place depuis le 2 décembre 1990 – ne cessait de faire l’objet de spéculations. Si Déby ne manquait pas d’ennemis intérieurs, y compris au sein de son camp, il ne manquait pas non plus d’être fragilisé sur ses frontières : au Nord (la Libye de Mouammar Kadhafi) ; à l’Est (la province soudanaise du Darfour) ; au Sud (la Centrafrique de François Bozizé). Mais le maître de N’Djamena savait surfer sur l’insécurité qui menaçait son pays et avait fait du Tchad un « hub » géostratégique dont le bon fonctionnement militaro-politique empêchait l’implosion des « territoires extrêmes » des pays voisins : Niger, Nigeria, Cameroun, Centrafrique, Soudan ; « territoires extrêmes » à des centaines de kilomètres de Niamey, Abuja, Yaoundé, Bangui, Khartoum mais de l’autre côté de la frontière pour N’Djamena. Le Tchad a toujours été une clé de voûte dans le système géopolitique africain ; cela a un coût humain (tchadien) mais aussi un prix que la France était prête à payer !

Sarkozy apaise la relation avec Kadhafi et du même coup rend Déby fréquentable

Le 16 mai 2007, Nicolas Sarkozy prenait ses fonctions à l’Elysée. Il souhaitait marquer d’emblée son mandat par une opération hors norme. Ce sera, en juillet 2007, la libération des infirmières bulgares emprisonnées en Libye. Opération menée par son épouse Cécilia. Mouammar Kadhafi se laissera faire. Pour Idriss Déby Itno (il avait rajouté ce dernier patronyme en 2006), cette relation apaisée entre Paris et Tripoli (la France espérait la vente d’une centrale nucléaire, Areva ayant été pour Sarkozy, en Afrique, ce que Elf avait été pour ses prédécesseurs) lui permettait d’être dégagé de la pression libyenne. D’autant plus qu’il avait fort à faire du côté du Soudan ; particulièrement du Darfour, province d’où étaient partis, par le passé, les mouvements insurrectionnels visant N’Djamena. « L’affaire Arche de Zoé », en marge de cette guerre, tombera à point pour que les médias français érigent Déby en président soucieux de l’intérêt des enfants de son peuple.

Le « Sarko-show » n’aimait rien tant que la diplomatie d’urgence : l’exploitation d’une situation tendue, dramatique parfois, largement médiatisée, particulièrement motivante, et que Sarkozy, à contre-courant de tout le monde, parvenait à solutionner ; dès lors, personne ne pouvait contester des choix géopolitiques controversés dont la finalité n’était pas affairiste mais humanitaire.

Sarkozy va rendre Déby fréquentable. Le président Jacques Chirac avait escalé deux heures à N’Djamena, sur la route de l’Afrique du Sud, le samedi 31 août 2002. Pour une visite « amicale et personnelle » avait-il précisé. Il y avait plus de trente ans qu’un président de la République française n’était pas venu au Tchad. C’était en 1972, au temps de François Tombalbaye et de Georges Pompidou. C’est également sur la route de l’Afrique du Sud que Sarkozy fera sa première visite à N’Djamena le mercredi 27 février 2008. Visite mémorable – premier déplacement officiel de sa nouvelle épouse, Carla Bruni – au lendemain de l’attaque rebelle contre N’Djamena (2-3 février 2008).

La rébellion pensait l’avoir emporté dès lors qu’elle avait pénétré dans la capitale. Timane Erdimi le dira au Journal du Dimanche (3 février 2008) : « Maintenant que le régime Déby n’existe plus, nous avons nuancé notre position vis-à-vis de la France ». C’était prématuré. Et, justement, c’est la France qui aura sauvé Déby en fournissant renseignements, munitions et soutien aérien et en fermant les yeux sur les mercenaires biélorusses qui pilotaient les hélicoptères Mi-35 entretenus par des mécaniciens… algériens.

Au Tchad, Sarkozy engage l’UE dans une guerre sans ennemi en Centrafrique

Si « Paris vaut bien une messe », Idriss Déby Itno valait bien son pesant de bombes et de missiles alors que l’Eufor-Tchad-RCA – « la plus vaste opération militaire conduite aujourd’hui par l’Union » selon Javier Solana, haut représentant de l’UE pour la politique étrangère et la sécurité commune – était alors présente au Tchad dans le cadre d’une mission des Nations unies (Minurcat). Il s’agissait de sécuriser les camps de réfugiés au Tchad et en RCA et le personnel de la Minurcat et des agences des Nations unies. 23 pays membres de l’UE participaient à cette opération dont la France assurait la plus forte contribution : 1.700 militaires sur les 3.700 déployés. Le Monde (samedi 24 mai 2008) posera la bonne question : « La Force est au Tchad, mais où est l’ennemi ? ».

Pour Déby, après l’assaut manqué contre N’Djamena, l’Eufor apparaissait comme une « force de dissuasion psychologique contre une opposition armée et ses soutiens soudanais ». L’International Crisis Group dira que « grâce à l’Eufor, la France a donc activement contribué à renforcer Déby sans aider les Tchadiens à trouver une solution durable à leur crise, le processus politique, déjà insuffisant, a été pris en otage par le régime et, grâce à l’Eufor, Déby a renforcé son contrôle sur l’Etat ».

C’était d’autant plus vrai que le baril de pétrole atteignait des sommets (plus de 100 dollars) et qu’avec 170.000 barils/jour, Déby pouvait espérer encaisser 1,5 milliard de dollars en 2008. Dont il avait l’intention de faire ce qu’il voulait ; à commencer par l’achat d’armes et de véhicules légers blindés à Israël. Le 9 septembre 2008, la Banque mondiale, qui avait initié le projet de Doba, mettra fin à son accord d’aide au développement compte tenu que N’Djamena ne respectait pas ses engagements en matière de lutte contre la pauvreté. Trop tard !

Normalisation de la relation entre Déby et Al Bachir

L’échec de l’assaut contre N’Djamena était l’expression que le temps du rezzou version Frolinat était dépassé. Ceux qui pensaient qu’une action militaire « extérieure » ferait chuter Idriss Déby Itno pouvaient commencer à creuser leur tombe. C’est à N’Djamena et nulle part ailleurs que cela pouvait se jouer, lors d’une révolution de palais sur fond de règlement de compte ethnique ou familial. On pouvait le penser – non seulement je le pensais mais je l’écrivais – au cours de l’été 2009 alors que Goukouni Weddeye annonçait son retour définitif au Tchad. C’est que 2010 pouvait être l’année de tous les dangers : 50è anniversaire de l’indépendance (11 août 1960) ; 30è anniversaire de l’entrée des troupes libyennes à N’Djamena à la demande de Weddeye (décembre 1980) ; 20è anniversaire de l’entrée de Déby à N’Djamena (2 décembre 1990) après que Hissène Habré se soit enfui.

On pouvait donc prêter une oreille attentive à Weddeye sur « l’acceptation des résultats des élections présidentielles de mai 2007 et la non remise en cause de l’autorité présidentielle par l’opposition » ainsi que « la reconnaissance pleine et entière, par le président de la République, de la participation de l’opposition à l’autorité gouvernementale ». Pourtant, une fois encore, Déby va fonder sur la géopolitique sa légitimité politique. A compter d’octobre 2009, il va engager le dialogue avec Khartoum. Oubliés les propos sur le régime d’Omar Hassan Ahmad Al Bachir : « L’Allemagne nazie et le régime sud-africain d’apartheid n’ont pas fait pire que les Djandjawids et l’armée soudanaise ». Oubliés les propos sur les tentatives de déstabilisation : « Al Bachir a voulu installer un régime à sa dévotion à N’Djamena pour pouvoir ensuite, à partir de notre capitale, distiller le fondamentalisme islamique à travers toute l’Afrique subsaharienne ». La normalisation de la relation entre le Tchad et le Soudan et la sécurisation des frontières (sans oublier l’expulsion des militants du Mouvement pour la justice et la liberté, JEM, qui avait refusé de signer les accords de paix au Darfour) vont permettre à Déby de se rendre à Khartoum le 9 février 2010. En vainqueur !

Déby entame un quatrième mandat tandis que le Sahel s’embrase

Il était temps, l’Eufor avait plié bagages dans le courant de l’année 2009 et il fallait endiguer les assauts des rebelles venus d’un peu partout. La géopolitique jouera une fois encore en faveur de Idriss Déby Itno. La Libye, à la suite de la Tunisie, allait s’embraser. Benghazi puis Tripoli deviendront des zones de combat. Nicolas Sarkozy va engager la France dans une opération militaire contre le régime de Mouammar Kadhafi. Dans le même temps, le 25 avril 2011, Déby va être réélu pour un quatrième mandat dès le premier tour de la présidentielle. Il recueillera près de 90 % des voix. L’Occident voyait sombrer dans le chaos les régimes autoritaires, dictatoriaux, d’Afrique du Nord et du Proche-Orient ; il n’était pas question de faire la fine bouche au sud du Sahara. Ceux qui étaient en place devaient y rester. La démocratie attendrait.

La démocratie attendra d’autant plus que la situation dans la Bande sahélo-saharienne se dégradait rapidement. La mort de Kadhafi (20 octobre 2011) avait « libéré » nombre de combattants à son service. Et plus d’armes encore. Quelques mois plus tard, dans le Nord du Mali, le MNLA va déclarer la guerre à Bamako. Le régime d’Amadou Toumani Touré va vaciller puis s’effondrer. A Paris, François Hollande avait pris la suite de Nicolas Sarkozy au printemps 2012. Le mercredi 5 décembre 2012, il recevra Déby à l’Elysée. Le chef de l’Etat tchadien évoquera la « confusion totale » qui régnait au Mali ; « une cacophonie », ajoutera-t-il. La Cédéao voulait aller en guerre mais n’en n’avait pas les moyens : certains pays membres voulaient le dialogue entre Bamako et les rebelles du Nord-Mali tandis que d’autres prônaient une intervention armée qui soit menée par… d’autres que leurs ressortissants.

Déby sera entendu par Hollande. Le 11 janvier 2013, le président de la République française déclenchera l’opération Serval afin de briser l’avancée des rebelles du MNLA jusqu’à Bamako. Très rapidement, le Tchad, qui n’appartient pas à la Cédéao et n’a pas de frontières communes avec le Mali, va transporter avec armes et bagages plus de 1.400 soldats qui appartenaient, pour l’essentiel, à la Direction général des services de sécurité et des institutions de l’Etat, la DGSSIE, l’élite de l’armée tchadienne. Ils seront placés sous le commandement de Mahamat Idriss Déby, fils du chef de l’Etat (désormais au pouvoir à N’Djamena), et du général Oumar Bikimo. Le contingent tchadien va rapidement s’illustrer sur le terrain de façon déterminante mais en perdant beaucoup d’hommes. Qu’importait, Déby aura rapidement perçu que le fait de se rendre ainsi « indispensable à la France » constituait pour lui « une solide assurance pour la suite ».

Déby fait la leçon à ses pairs d’Afrique de l’Ouest.

Et s’impose comme « l’empereur du Mali »

Au lendemain de cette action militaire française d’ampleur, Idriss Déby Itno présidait la Communauté des Etats sahélo-sahariens (Cen-Sad), institution fondée (et financée) par Mouammar Kadhafi. A N’Djamena, le samedi 16 février 2013, au lendemain du déclenchement de Serval, Déby va réunir une conférence extraordinaire des chefs d’Etat et de gouvernement de la Cen-Sad. Et s’y fera consacrer, en quelque sorte, « empereur du Mali ». Alassane D. Ouattara, président de la Cédéao (à laquelle n’appartient pas le Tchad mais mobilisé par le dossier malien) rendra « un hommage appuyé au président tchadien […] pour son engagement dans la résolution de la crise malienne avec l’envoi de plus de 2.000 soldats ».

Quant au diplomate nigérien, Ibrahim Sani Abani, secrétaire général intérimaire de la Cen-Sad, il rappellera que le chef de l’Etat tchadien « a toujours attiré l’attention de la communauté internationale, en son temps, sur les conséquences collatérales du conflit libyen qui perturbent la quiétude et compromettent le lancement des projets et programmes politiques de développement dans le Sahel et le Sahara ». Quant à Déby, il ne cessera de morigéner ses « frères » d’Afrique de l’Ouest. Le vendredi 1er mars 2013, il triomphera en revendiquant la mort d’Abou Zeid, émir d’AQMI, ennemi numéro 1 de la France pour cause de prises d’otages.

Invité permanent, désormais, des sommets de la Cédéao, Déby deviendra l’homme fort de l’Afrique de l’Ouest (le Tchad, historiquement, était rattaché à l’Afrique équatoriale) et, du même coup, le redeviendra chez lui, au Tchad. Jean-Yves Le Drian, ministre français (et socialiste) de la Défense, prendra ses habitudes à N’Djamena et même à Faya Largeau devenu un avant-poste pour les forces françaises au Tchad : la nouvelle base de desserrement (comme disent les militaires) des avions Rafale. Avec N’Djamena (base de l’état-major chargé de coordonner toutes les opérations aériennes françaises dans la région), Abéché à l’Est et Zouar à l’extrême Nord, le Tchad était ainsi sécurisé par l’aviation française. Déby pouvait dormir tranquille, les urnes électorales planquées sous son lit : ce ne serait pas demain qu’il sera déquillé… !

Le vendredi 5 septembre 2014, le général de division Oumar Bikimo sera nommé par Ban Ki-moon, commandant en chef adjoint de la Mission des Nations unies pour la stabilisation du Mali (Minusma). Il était, depuis le 17 janvier 2013, le commandant de la Force armée tchadienne en intervention au Mali (Fatim). Déby espérait que Bikimo serait nommé patron de la Minusma. Mais le tchadien était plus chef de guerre que chef militaire, le rwandais Jean Bosco Kazura lui sera préféré. Il s’agissait, pour l’ONU, de « maintenir la paix », pas de faire la guerre. N’Djamena vivra mal cet affront : « Nous n’accepterons jamais qu’un seul soldat tchadien meurt dans cette situation où la communauté internationale ne reconnait pas notre effort ». « Reconnaissance » : tout était dit !

(à suivre)

Jean-Pierre Béjot

La Ferme de Malassis (France)

23 avril 2021

Source: LeFaso.net