Le Pr Mahamadé Savadogo est enseignant-chercheur de philosophie à l’université Joseph Ki-Zerbo où il a dirigé l’École Doctorale Lettres, Sciences Humaines et Communication (E.D./LE.SH. CO.) jusqu’en 2018. Il est aujourd’hui responsable du Laboratoire de Philosophie (LA.PHI.). Il revient, dans cette interview sur la dimension philosophique de la crise sanitaire du Coronavirus qui est aussi une crise de sens. Les mesures gouvernementales sont-elles efficaces ? Pourquoi la parole politique perd de sa légitimité ? Le monde sortira-t-il meilleur de cette pandémie ? Pourquoi l’Occident a-t-il toujours un regard condescendant sur l’Afrique ? Autant de questions et bien d’autres que nous lui avons posées.
Au plan personnel, comment vivez-vous cette pandémie ?
Je me soumets aux dispositions générales qui sont indiquées pour éviter de contracter et de diffuser la maladie. Je respecte l’heure du couvre-feu, je porte le masque depuis le 27 avril quand je sors et j’applique les mesures de distanciation physique : plus de poignées de mains, plus d’accolades, espace important entre interlocuteurs dans les rencontres. Je me nettoie fréquemment les mains avec du gel hydroalcoolique.
Je parle de la maladie avec ma famille, mes amis et mes collègues, je cherche à avoir des nouvelles de mes connaissances aussi bien au Burkina qu’à l’extérieur. Je lis les textes publiés dans les médias sur le sujet, notamment ceux qui proposent des analyses.
J’ai des amis qui m’envoient spontanément des textes du Burkina et de l’extérieur. Je les en remercie. En somme, j’essaie de suivre l’évolution de la pandémie et les débats qu’elle suscite.
On n’a pas beaucoup entendu nos philosophes ; pourtant il y a une dimension morale dans cette crise
Il convient de nuancer fortement cette impression. Il y a eu trois appels internationaux d’intellectuels africains sur le sujet et parmi leurs signataires vous trouvez des noms de de collègues Burkinabè, Yoporeka Somé, Lazare Ki-Zerbo et l’historien Yacouba Banhoro, pour ne citer que ceux-là. Vous-mêmes, vous avez publié sur votre site des analyses d’un groupe d’enseignants-chercheurs en sciences humaines dans lequel se retrouvent des jeunes collègues philosophes. Je puis vous assurer que d’autres publications viendront. J’ai vu passer deux appels à contributions pour des numéros spéciaux sur la pandémie de la part de la Chaire UNESCO de bioéthique de l’Université de Bouaké et de la revue « Échanges », basée à l’Université de Lomé.
En ce qui me concerne personnellement, j’ai achevé depuis fin février, un projet d’ouvrage sous forme de réunion d’articles dans lequel se rencontrent des titres tels que « Humanisme et engagement », « Éthique et humanisme » ou « Dignité collective et dignité individuelle ».
Ces thématiques rejoignent des préoccupations philosophiques que soulève la pandémie. Certains de ces textes circulent déjà entre des mains de collègues mais le grand public devra malheureusement attendre plusieurs mois avant d’y avoir accès.
En quoi une crise comme la pandémie du Coronavirus interpelle la philosophie et le philosophe ?
La pandémie du coronavirus entraîne des morts en masses d’êtres humains. Elle révèle la vulnérabilité constitutive de l’être humain dont la protection se doit de précéder toute quête du sens de l’existence. Le rapport entre la protection de la vie et le sens de l’existence est une préoccupation fondamentale pour la philosophie.
Pour éviter la propagation de la maladie, nous sommes invités à respecter des dispositions qui nous contraignent, quand bien même nous aurions les ressources pour affronter individuellement la maladie. Cette situation nous oblige à réfléchir sur le rapport entre notre quête individuelle du bonheur et les exigences de la vie collective, c’est un problème d’éthique ou de philosophie morale.
Enfin, la gestion de l’épidémie à l’échelle de chaque État et les rapports entre les États qu’elle engendre constitue un problème pour la pensée politique. Elle remet en question le mode d’organisation dominant des sociétés humaines aujourd’hui.
Ce sont là des exemples de questions que la pandémie soulève pour la philosophie et beaucoup de philosophes à travers le monde ont commencé à y réfléchir sous forme d’entretiens avec les médias ou de tribunes en attendant les ouvrages systématiques.
Comment appréciez-vous la gestion de la pandémie par nos autorités depuis le 9 mars 2020 ?
Je crois que les autorités elles-mêmes admettent qu’il y a eu des insuffisances dans des différents secteurs. Elles savent que, même, si elles considèrent avoir fait des efforts depuis l’arrivée de la maladie dans notre pays, il reste des lacunes à combler.
Au point où nous en sommes, il faut surtout espérer que l’allègement des instructions destinées à empêcher la diffusion de la maladie ne va pas entraîner un relâchement qui favorisera son retour en force…
Une partie non négligeable de l’opinion publique tend à croire que la maladie n’existe pas. Ou encore que c’est une affaire politique ; comment peut-on expliquer cela ?
J’ai entendu dire cela. Je crois qu’il faut déplorer l’apparition même d’une telle opinion. Elle peut être perçue comme une manifestation d’une crise de confiance exacerbée entre les citoyens et leurs dirigeants. Mais elle est fausse et il faut se garder de l’encourager. Pour cela, il faudrait que les différents acteurs sociaux, en dehors du gouvernement, que sont les partis politiques, les associations, les syndicats et les organisations de la société civile s’impliquent dans le travail de sensibilisation de la population pour qu’elle respecte les consignes permettant d’éviter la maladie.
A-t-on raison de tout rejeter sur le gouvernement qui serait le seul responsable de la mauvaise gestion de la crise sanitaire ?
Le gouvernement a une position particulière qui le met en avant. Un des effets notables de cette pandémie tient dans la mise en valeur du rôle de l’État dans l’organisation de la vie collective. Les théories qui ont sous estimé l’importance du pouvoir politique pour mettre en avant celle des agents économiques, par exemple, sont clairement mises en accusation par l’installation de cette pandémie.
Par-delà le gouvernement, cependant, l’efficacité du combat contre la maladie appelle l’implication d’autres acteurs collectifs qui sont susceptibles d’avoir une influence sur le comportement des citoyens.
La parole politique, jusqu’au niveau présidentiel, apparaît peu audible dans cette crise. Sommes-nous en face d’une crise de leadership ?
Il pourrait s’agir, au contraire, de la mise en évidence d’un modèle de leadership dans lequel la parole du premier responsable se montre moins fréquente pour laisser place à celle des responsables inférieurs. Un tel modèle permet à cette parole d’éviter de se laisser banaliser. Il reste à savoir si ce modèle de leadership sied à une situation de crise telle que celle que nous traversons…
Comment appréciez-vous les mesures annoncées par le président du Faso ?
Je ne peux pas me livrer, dans les limites de cet entretien, à une analyse détaillée des mesures annoncées par le Président du Faso. Je note simplement que ces annonces sont supposées répondre à des préoccupations directrices qui sont, protéger la population contre la diffusion de la maladie, soutenir les catégories sociales qui sont particulièrement touchées par l’application des consignes de lutte contre la maladie, favoriser la mobilisation des ressources matérielles et humaines dans le combat contre la pandémie.
Concernant cette dernière préoccupation en particulier, on peut déplorer que le Président n’ait pas annoncé une suspension des décisions qui fâchent telles que les coupures de salaires et l’extension de l’IUTS aux indemnités des salariés du public et du privé.
Comment analysez-vous les réserves, sinon l’hostilité de l’OMS, aux solutions thérapeutiques locales africaines qui reposent parfois sur des recettes médicinales traditionnelles ?
J’ai l’impression que l’O.M.S. est instinctivement méfiante à l’égard de toute forme de médicament qui ne passe pas par les mécanismes de validation qu’elle défend.
Elle pourrait davantage prendre en compte le terrain. Surtout que, dans beaucoup de pays africains, il existe des structures scientifiques capables de tester les médicaments localement produits. Il faut saluer le fait que, de plus en plus, des États africains refusent, sur ce point précis, de se soumettre aveuglément aux instructions de l’O.M.S.
On a vu dans certaines boutades des chercheurs rappeler qu’ils sont moins bien payés que les footballeurs et que c’est vers ces derniers que la société devrait se tourner pour trouver des solutions. Que faut-il comprendre par une telle attitude ?
Cette pandémie révèle avec éclat l’importance de la recherche scientifique pour les sociétés contemporaines. Aucune d’elles, quel que soit son niveau de développement, de puissance ou d’impuissance, ne peut se permettre d’ignorer la recherche.
Du fait de l’organisation de la société marchande, les enjeux financiers que draine un sport tel que le football sont de loin plus importants que les ressources investies dans la recherche, mais les effets attendus de la recherche pour la protection de la vie, pour la compréhension de l’évolution de notre environnement physique et celle de nos sociétés sont mieux ressentis dans des situations de crise telle que celle imposée par le COVID-19.
Le regard de l’Occident sur l’Afrique avec cette maladie s’est montré une fois de plus condescendant et apocalyptique ; pourquoi une telle posture ?
Il faut, malheureusement, admettre que le regard porté sur l’évolution de la pandémie à travers le monde est en liaison avec les rapports de force entre les États à l’échelle internationale. Du fait de notre situation de dominés, nos États sont supposés pouvoir s’effondrer à chaque secousse qui intervient dans le monde.
En dépit des statistiques, qui parlent d’elles-mêmes, ainsi que des images d’horreur, hôpitaux débordés, morgues insuffisantes, corps rassemblés et traités sans égards, qui nous parviennent d’Europe et d’Amérique, on s’obstine à prédire la catastrophe en Afrique et, quand elle tarde à venir sur le plan sanitaire, on pronostique une crise économique qui viendra nous remettre à notre place face aux souffrances endurées par les autres continents. Il nous appartient de prendre conscience des facteurs positifs dont disposent nos sociétés pour affronter nos crises sans beaucoup compter sur les sociétés dites développées dont la pandémie révèle, justement, les limites.
Que nous apprend l’histoire sur de tels drames ; car l’humanité en a enregistrés bien d’autres avant ?
L’humanité a, en effet, connu d’autres épidémies par le passé. [Notre collègue, Yacouba Banhoro, historien de la santé, a rappelé, dans une interview parue dans le journal Le Pays, en début avril, que la grippe espagnole, par exemple, a durement touché l’Afrique et l’actuel Burkina Faso en particulier au début du vingtième siècle. Les épidémies peuvent pousser l’humanité à faire preuve d’inventivité, à fabriquer de nouveaux outils, à découvrir des vaccins, produire de nouveaux médicaments… Elles ne suffisent pas, à elles seules, à provoquer des révolutions politiques et sociales susceptibles de bouleverser les rapports sociaux de production, mais elles peuvent aider à rappeler l’importance de la vie humaine en elle-même et à accorder plus d’attention à des secteurs négligés de la vie sociale.
Les notions comme mondialisation, globalisation, libéralisme, ne sont-elles pas à réviser au regard des défaillances de nos États et de nos sociétés que cette crise a mises en lumière ?
Incontestablement, cette pandémie va contribuer à remettre en cause une certaine vision de la mondialisation qui voulait célébrer en elle le triomphe arrogant du modèle libéral d’organisation des sociétés humaines. Cette remise en cause était déjà largement avancée avec l’essor des mouvements de contestation qui apparaissent sur différents continents ces dernières années.
La pandémie du Covid 19 et la manière dont elle est gérée dans beaucoup de pays accélérera l’épuisement des ressources idéologiques par lesquelles le capitalisme se justifie. On ne peut, certes, pas, s’attendre tout de suite à un changement de modèle de société, mais il est clair que la contestation de l’ordre libéral qui domine le monde recevra du renfort au terme de cette crise dont les effets continuent de se manifester.
L’humanité sortira-t-elle meilleure de cette crise sanitaire ? A quelles conditions ?
On doit espérer que l’humanité sortira meilleure de cette crise. Cet espoir nous aide chacun, individuellement, à respecter les recommandations qui permettent d’éviter de contracter et de diffuser soi-même la maladie. À l’échelle de la vie collective, cette crise impose de se rappeler l’importance de certains secteurs de la vie sociale négligés dans la logique de la société marchande telle que la santé. La manière dont la crise est affrontée peut également servir à alimenter la contestation de l’ordre libéral dominant et permettre d’imposer certaines revendications sociales. Cependant, au-delà de ces réformes que le système dominant sera prêt à concéder, réformes qui pourraient se traduire, sur le plan politique, par des changements d’équipes dirigeantes au terme de processus électoraux, le combat pour un autre monde sera appelé à se poursuivre.
Que devient « Le manifeste des intellectuels » ? On aurait voulu les entendre sur un sujet comme la crise sanitaire du Coronavirus.
Le Mouvement du Manifeste pour la liberté poursuit son travail. Il est vrai que nous ne produisons plus beaucoup de déclarations comme par le passé. Nous nous exprimons à travers des conférences que nous organisons, seuls ou avec d’autres associations. Vous conviendrez avec moi qu’il est difficile d’initier une conférence en ce moment, et aussi à travers notre journal « Hakili ».
La parution de « Hakili », qui est censé être un trimestriel, est devenue plus fréquente et son tirage a été augmenté. Nous avons sorti un dernier numéro depuis fin janvier 2020.
Il faut savoir que nous n’avons ni une équipe de rédacteurs permanents, ni un circuit de distribution professionnelle. Nous recevons des contributions de bénévoles et nous attendons de recueillir les recettes d’un numéro avant de passer au suivant. Les ressources financières du mouvement se limitent aux souscriptions des adhérents et aux recettes de la vente du journal.
Sur la question du Covid 19 précisément, nous pouvons envisager de sortir un numéro spécial de Hakili. J’en profite pour rappeler à nos lecteurs, qui voudraient nous proposer des contributions, qu’ils peuvent les envoyer à Ki Henri, à Sanou Alain ou à moi-même. Vous pouvez aussi utiliser simplement l’adresse « hakilio@yahoo.fr » qui figure sur le journal.
Vous aviez entrepris de dispenser des cours de philosophie en mooré ; où en êtes-vous avec cette initiative ?
Le projet de philosophie en mooré se poursuit. Nous avons organisé, en juin 2018, un séminaire de vingt-quatre (24) heures autour du thème « Pourquoi philosopher dans une langue nationale ? », entièrement en mooré. Ce séminaire a été enregistré et confié à Radio Liberté qui l’a divisé en séquences de trente (30) minutes qu’elle diffuse au moins trois fois par semaine. Elle en a également tiré des fichiers audio qu’elle a mis à la disposition du public sur You Tube.
De notre côté, nous avons entièrement transcrit ce séminaire sous forme d’ouvrage en mooré que nous envisageons de publier ; j’en profite pour remercier mes collaborateurs qui m’ont aidé dans cette tâche.
En dehors de cet ouvrage, j’ai achevé un projet d’ouvrage sous forme de réunion d’articles que j’ai publiés sur cette expérience de philosophie dans une langue africaine. Certains de ces articles sont inspirés de contributions à des colloques internationaux auxquels j’ai participé. L’ouvrage devrait pouvoir être proposé à un éditeur dans les mois à venir. Je dois dire qu’en dehors de moi-même, d’autres collègues philosophes et linguistes ont commencé à publier des travaux qui se rapportent à cette expérience de philosophie en mooré. Tirant leçon de tous ces résultats, nous envisageons, avec les collaborateurs, de proposer chaque année un séminaire, d’une dizaine d’heures au moins, autour d’un nouveau thème, entièrement en mooré, de sorte à contribuer à produire un corpus de textes. Nous espérons que d’autres collègues voudront se joindre à la tâche pour produire des textes scientifiques dans nos langues nationales.
Interview réalisée par Cyriaque Paré et Issouf Ouédraogo
Lefaso.net
Source: LeFaso.net
Commentaires récents