Dr Benjamin SIA est enseignant à l’Université Joseph Ki-Zerbo de Ouagadougou. Il a soutenu en novembre 2019 à l’université de Cergy Pontoise en France une these de doctorat sur la technologie educative. A l’ère du Coronavirus où la force est à la distanciation sociale, nous l’avons interrogé sur ce que le travail à distance permettrait de faire dans notre pays et de façon générale sur l’apport des TIC dans la gestion d’une telle crise.
Pour le spécialiste des TIC que vous êtes, quelles réflexions vous inspire le climat actuel instauré par la pandémie du Coronavirus ?
Merci pour l’opportunité que vous me donnez pour échanger sur les possibilités offertes par les TIC. Je souhaite prompte rétablissement à nos frères et sœurs souffrant de cette maladie et vigilance aux bien-portants qui doivent respecter scrupuleusement les consignes données par les spécialistes afin de se protéger et préserver leurs proches.
Pour revenir à votre question, je dirai que de par son mode de transmission, son caractère hautement contagieux, vaincre cette maladie constitue un grand devis à relever par notre système sanitaire. Ce défi est très complexe au regard de certains facteurs liés à notre mode de vie.
Naturellement que lorsque l’on analyse la situation sous l’angle des TIC, on pense aux solutions, à leurs apports dans la lutte contre cette maladie. Et dans ce sens, les TIC en tant qu’outils de communication multimédias peuvent contribuer à trois niveaux.
En premier, on peut faire recours à ces outils pour la sensibilisation de la population. Aujourd’hui, toutes les couches sociales sont présentes dans les plateformes de réseaux sociaux comme Facebook, WhatSapp, viber… Ces plateformes constituent des canaux par lesquels les informations, les messages de sensibilisation et les bonnes pratiques pour la prévention peuvent être partagés en plusieurs formats (texte, vidéo, son) et dans plusieurs langues.
Le deuxième niveau relève de la télémédecine qui est aujourd’hui en pleine expansion et permet d’apporter des solutions à certains problèmes de santé publique. Elle regroupe un certain nombre de services de la médecine qui peuvent être offerts à distance en recourant aux TIC. Il s’agit de la téléconsultation, la téléassistance, la surveillance et la télé-expertise qui consiste à solliciter un confrère pour avis face à une situation médicale particulière.
Au regard donc des caractéristiques de la maladie dont il est question et des réalités d’accès au numérique dans notre pays, il me semble qu’il est possible de recourir à la téléconsultation et la téléassistance en cas de débordement des structures sanitaires. Mais, il faut dans l’urgence mettre en place le dispositif et former les animateurs. En France par exemple, dans le cadre de la lutte contre la maladie à Coronavirus, la plateforme Medicam est en accès gratuit pour la téléconsultation. L’institut Pasteur en partenariat avec certains hôpitaux ont développé et mis en ligne un questionnaire de dépistage de la maladie (https://maladiecoronavirus.fr/). Des solutions libres et gratuites qui peuvent nécessiter des adaptations existent et il en existe également de payant.
Enfin, les TIC peuvent faciliter le suivi de l’évolution de la pandémie en temps réel. Une simple plateforme numérique pourrait jouer ce rôle. Avec un tel outil, il est possible de géo-localiser les malades en isolement à domicile, suivre l’évolution de leur état de santé à travers les informations renseignées dans la plateforme. L’analyse de ces informations par le centre de coordination peuvent faciliter la prise de décision et permettre d’adapter le dispositif de prise en charge pratiquement en temps réel.
Il appartient au ministère de l’économie numérique de proposer des solutions dans ce sens. Je pense qu’à l’étape actuelle, tous les acteurs du gouvernement doivent réfléchir sur leur apport, leur contribution à la prise en charge des malades et à la prévention. Il doit également exister des spécialistes et experts en télémédecine au Burkina Faso qui peuvent contribuer à la recherche de solutions par la voie des TIC.
La mode ou la force est au confinement dans beaucoup de pays avec comme solution le recours au télétravail et à l’enseignement à distance ; comment appréciez-vous cela ?
En cas de confinement général, le recours au télétravail peut permettre d’assurer la continuité de l’administration et surtout minimiser l’impact de cette pandémie sur l’économie. Le télétravail en tant que mode de travail qui n’impose pas au travailleur d’être présent au sein de son entreprise d’emploi pourrait être une alternative. Cependant, plusieurs facteurs peuvent influer sur la réussite de l’adoption d’un tel mode de travail. La définition d’un contrat d’objectifs clair et l’autonomie sont déterminants et constituent des clés de réussite. En outre, plusieurs pesanteurs socioculturelles comme notre mode de rapport au temps, le mode de gestion des rapports sociaux constituent des obstacles majeurs à la réussite de sa mise en œuvre.
Pour l’enseignement à distance, même si aujourd’hui elle s’impose comme un mode de formation à part entière, les temps de crises ont toujours été les périodes de sa renaissance. Le Service d’enseignement par correspondance du ministère de l’éducation de la France qui est l’ancêtre de l’actuel Centre d’enseignement à distance (CNED) a été créé en 1939 sous l’occupation allemande. Au Burkina Faso, on se rappelle des modes d’inscription en intramuros et extramuros introduits dans la réforme des universités en 2000. Le deuxième mode, notamment l’extramuros correspond à la formation à distance où les étudiants inscrits sous ce statut devraient suivre les cours par la radio ou par correspondance, en tout cas en dehors du site de l’université.
L’enseignement à distance peut être une voie au cas où la fermeture des écoles et des universités devrait s’inscrire dans la durée. Mais, il pourrait être à l’origine d’inégalités surtout au niveau du primaire et du secondaire parce qu’il faut un accompagnement des élèves pour réaliser les activités d’apprentissage. L’autonomie nécessaire pour la réalisation des activités d’apprentissage en individuel n’est pas toujours acquise par les élèves du secondaire et du primaire. Les enfants dont les parents ont un certain niveau d’études pourront bénéficier d’accompagnement. Mais, ceux dont les parents ne sont pas alphabétisés ou qui n’ont pas un niveau d’études requis seront défavorisés. Le choix du média est aussi déterminant. Au regard du taux de pénétration de l’ordinateur et de l’état de l’infrastructure numérique, de l’insuffisance de ressources humaines pour l’animation de dispositif reposant sur internet, la radio et la télévisions apparaissent comme les médias indiqués pour le primaire, le post-primaire et le secondaire. Pour l’opérationnalisation, le travail s’annonce titanesque. Parce qu’au-delà de la question de ressources humaines et financières, il faut répondre au comment médiatiser tous ces contenus dans un délai raisonnable.
Pour le supérieur, certaines institutions d’enseignement supérieur proposent déjà des offres de formation à distance. Mais, beaucoup ne respectent pas les normes en la matière. En plus de l’absence de compétences de techno-pédagogues et de personnes de ressources en ingénierie de la formation à distance, certains ont simplement recours au mail pour juste communiquer les contenus. Envoyer des contenus aux étudiants par messagerie internet et faire des évaluations seulement en ligne sans la présence physique d’un surveillant, c’est tout sauf une formation à distance. La formation à distance est avant une question d’ingénierie de formation. Choisir le média en fonction des types de contenus et des caractéristiques du public cible, de l’approche pédagogique, structurer les contenus, mettre en place un dispositif de suivi des apprenants (tutorat) et organiser les examens dans les mêmes conditions que ceux qui sont en présentiel constituent entre autre des critères d’assurance qualité.
Par ailleurs, je profite pour lancer un appel au ministère de l’enseignement supérieur pour la mise en place d’un dispositif d’accréditation de ces formations. Le CAMES dispose d’un référentiel qui pourrait servir de base.
Pour réussir un tel projet, il faut éviter l’approche techno centrée dans la construction du dispositif. La technologie doit être au service de la pédagogie et non l’inverse. L’infrastructure physique a certes sa place, mais elle doit répondre à un besoin du dispositif pédagogique.
On pourrait aujourd’hui s’interroger sur la pertinence du recours aux centres communautaires d’accès alors que la tendance est l’acquisition individuelle. Le BYOD pourrait être une voie à explorer par exemple. Ou encore l’acquisition de plateformes payantes, alors que les libres et gratuites peuvent être adaptées en intégrant une approche d’intelligence collective en faisant appel aux apprenants d’école d’informatique pour une réingénierie de ces outils. Pour ce qui concerne la situation actuelle, on pourrait réfléchir à la mise en œuvre des travaux dirigés et des travaux pratiques de certaines filières en ligne. Les filières de droits et sciences politiques, de lettres, de sciences humaines peuvent être concernées par un tel projet. Et c’est possible à un coût très réduit.
Dans un pays comme le Burkina, qu’est-ce que le travail à distance pourrait permettre de faire ?
Ce mode de travail reposant essentiellement sur l’utilisation d’internet et la disponibilité d’outils de bureau à domicile sera difficile à mettre en œuvre dans notre contexte où l’accès à internet est cher et de qualité médiocre et à cela s’ajoute les obstacles socioculturels cités plus haut. Sauf quelques privilégiés pourront peut-être l’essayer. Deuxièmement, trois types de sites au choix s’offrent pour le travail à distance. L’employé peut exécuter ses tâches à domicile, dans un espace de coworking ou en alternance entre le bureau et l’un des deux autres sites. Dans notre cas bien précis, en cas de confinement, c’est bien à domicile que le bureau sera installé. Les domiciles sont très peu adaptés, parce que les plans des logements intègrent rarement des espaces de travail pour ceux qui ont eu la chance de s’offrir un toit. Pour les logements en location, les espaces d’isolement pour le travail à domicile sont pratiquement inexistants.
Depuis plusieurs années on parle au Burkina de eConseil des ministres, de Gcloud, etc ; quelle est l’effectivité et l’efficacité de ces solutions ?
Dans notre pays, il est de plus en plus difficile de donner son avis sur la politique gouvernementale, même quand on n’est pas dans le système partisan. Et c’est vraiment dommage. Parce que la critique est toujours constructive à mon avis. Même quand elle n’est pas fondée, elle permet au moins de découvrir l’intention de son auteur. Tout acteur public qui a envie d’agir pour l’intérêt commun devrait avoir une oreille attentive au retour des premiers bénéficiaires, des usagers et des praticiens. Nous prenons le risque de mettre le doigt sur certains aspects.
Pour revenir à votre question, je dirai que seul le ministère de l’économie numérique peut nous faire le bilan de ces actions qui ressemblent plus à des annonces qui s’inscrivent dans l’heure du temps. Du moins c’est ce qu’on peut retenir du silence de ce ministère dans le contexte actuel.
En principe, aujourd’hui avec cette pandémie, ce ministère devrait être en seconde ligne pour proposer des solutions au gouvernement pour la continuité du service public et accompagner le plan de riposte puisque c’est tout le sens de la mise en place de tels dispositifs. Saisir les opportunités offertes par ces outils numériques. Créer un site web et des pages dans les plateformes de réseaux sociaux pour diffuser les messages de sensibilisation et fournir des informations crédibles aux populations ne demandent ni d’efforts, ni de moyens particuliers. Si l’administration disposait d’un réseau fiable, des espaces numériques de travail collectif intégrant des services de coproduction de documents, de communication asynchrone et/ou synchrone par visioconférence ou par voix sont essentiels pour la continuité du service public dans la circonstance actuelle. On peut disposer de ces services sur réseau local sans forcément recourir à internet.
La fibre optique et le RESINA Réseau Internet de l’Administration) ont englouti des milliards, le Gcloud dont on connait les limites pour un pays comme le nôtre devrait être opérationnalisé en début 2020. Deux autres projets e-burkina et PADTIC sont en cours. Avant ces projets, il y a eu e-éducation, e-administration, e-agriculture…En plus de ces projets portés ou qui l’ont été par le ministère de l’économie numérique, dans pratiquement chaque ministère, il existe plusieurs initiatives au niveau sectoriel et quelques fois ces projets sont en compétition. Mais, au constat, les résultats ne sont pas au rendez-vous. Il est temps de capitaliser les pratiques et les initiatives actuelles et proposer de nouvelles perspectives. Pour ce faire, il est important de développer des politiques numériques sectorielles.
Prenant le cas du ministère de l’enseignement supérieur comme exemple, il est important d’élaborer une politique numérique qui pourrait prendre en compte, outre les perspectives d’évolution de ces institutions en termes de filières de formation, des services aux étudiants, la gestion et le suivi des parcours académiques, la production et la diffusion de l’information scientifique et technique… Dans une telle politique, une flexibilité pourrait être accordé aux universités et aux institutions de recherche pour l’élaboration de schémas directeurs adaptés à leurs réalités.
Comme on le voit lors des SNI, les actions sporadiques qui ne s’inscrivent pas dans une vision globale du rôle des TIC dans notre société et non assorties de schémas directeurs sectoriels et de services basés sur les besoins des acteurs ne peuvent produire des effets perceptibles. L’approche techniciste des politiques numériques ont montré leurs limites. Il faut emprunter le chemin inverse pour une politique pertinente en phase avec les besoins des utilisateurs. Les techniciens ne doivent pas se substituer aux utilisateurs et imaginer leurs besoins.
Avec une telle démarche, il sera difficile de satisfaire aux besoins des acteurs. Il me semble qu’il est temps de rompre avec la posture de « couteau suisse » de plus en plus adoptée par les sortants des écoles de formation d’informatique. Les compétences techniques orientées infrastructure ou conception d’application ou de gestion de données ne suffisent pas pour jouer le rôle de spécialiste ou d’expert dans l’application des TIC dans un domaine spécifique. Un informaticien sans avoir suivi une formation en application des TIC en pédagogie, peut-il s’improviser spécialiste ou expert en intégration pédagogique des TIC. Accepter une telle pratique est synonyme d’attribuer le statut de sculpteur à un forgeron par le simple fait qu’il est le fabriquant de la pioche qui sert à sculpter.
Quelles leçons pouvons-nous déjà tirer de cet épisode du Coronavirus, notamment dans nos méthodes de travail ?
Aujourd’hui, les TIC constituent des outils incontournables dans tous les secteurs de la vie. On ne peut en faire fi dans notre agir au quotidien. Pour ce qui concerne l’épisode du coronavirus, beaucoup d’insuffisances ou erreurs auraient pu être comblées ou évitées si le dispositif de riposte avait intégré le recours aux TIC comme axe stratégique en tant qu’outils d’aide à la décision à travers la gestion de l’information, de coordination du dispositif, de sensibilisation et de partage d’informations. Donc, la leçon principale à tirer est l’intégration systématique des TIC dans la formulation de réponse aux crises.
Interview réalisée par C. Paré
www.lefaso.net
Source: LeFaso.net
Commentaires récents