Dans une interview accordée au Faso.net, l’ambassadeur Mélégué Traoré, racontant ses souvenirs a affirmé que les responsables politiques soviétiques de l’époque ne considéraient pas la Révolution démocratique et populaire (RDP) comme une vraie révolution parce qu’elle était dirigée par des militaires. D’où la présente réaction du philosophe Kwesi Debrsèoyir Christophe DABIRE.
Non, il n’y a pas d’erreur dans le titre : M. Traoré qui est burkinabè était bien plutôt ambassadeur et diplomate du Burkina dans les ex-pays socialistes et aux Etats-Unis. Mais dans sa récente interview, et sur ce seul point précis de la RDP, il ne parle que du point de vue du Kremlin et de ses connaissances progressistes américaines, qu’il ne remet jamais en question, à la fois en tant que représentant du Burkina d’alors, citoyen burkinabè et intellectuel.
Sans aucun doute, il épouse même ce point de vue étranger sur la RDP, et le présente passivement comme argent (argument) comptant, une parole d’évangile allant tout bonnement de soi. De ce point de vue étranger, il s’en fait l’ambassadeur, le représentant, le porte-parole complaisant, sans distance (« Je me le suis tenu pour dit », comme s’il n’y avait rien à y redire !). Voilà qui exige et justifie une réaction…
Le passage sur la RDP dans l’interview fait, il est vrai, suite à des faits divers « diplomatiques » racontés, plus ou moins amusants, qui n’ont donc pas la même profondeur, le même intérêt, et le même sérieux que le sujet de cette RDP burkinabè ; laquelle est tout de même jugée et confrontée sans esprit critique à sa légitimité révolutionnaire et communiste (était-elle vraiment révolutionnaire et communiste ou socialiste ?).
C’est cette RDP tournée en dérision sans aucun recul du diplomate Traoré qui ne fait pas rire. Aussi la présente réaction publique, qui n’est évidemment pas une « réponse » à l’ensemble de l’interview, est-elle provoquée par ces légèreté et naïveté intellectuelles et historiques sur un mouvement tout aussi intellectuel, politique et historique qu’était la RDP, indépendamment de la question de savoir si l’on est (était) pour ou contre. Une chose est sûre : que l’on soit (fût) pour ou contre, la RDP burkinabè n’est pas un fait divers !
Légèreté et naïveté intellectuelles sur la révolution, le communisme ou le socialisme dont le moins qu’un intellectuel doit savoir est que, d’une part, leurs politiques sont diverses, divergentes, moins monolithiques et uniformes que l’ennemi d’en face, le capitalisme (la IIe Internationale s’est, par exemple, créée et effondrée sur ces divergences entre socialistes) ; et que, d’autre part, leur philosophie, le marxisme-léninisme, est en constant renouvellement, hier comme aujourd’hui, malgré le désastre politique. Une pensée communiste et révolutionnaire subsiste et résiste aujourd’hui, qu’on aurait du mal à ridiculiser pour la sous-estimer. C’est précisément depuis cette pensée encore vivante que je réagis ici, sans que cela soit en son nom : on doit aussi parler un peu plus sérieusement des choses sérieuses…
Si l’on sait un minimum de tout cela, quoi d’étonnant à ce que des Gorbatchev et des Américains même extrême-gauchistes ne se reconnaissent pas dans une RDP burkinabè dont on doute fort qu’ils la connussent ? Des gauchistes américains qui, prétendument plus orthodoxes que des révolutionnaires burkinabè de la RDP, regardent aujourd’hui triompher sous leurs yeux le national-trumpisme : quelle « vraie » révolution digne du marxisme-léninisme et du communisme nous proposent-ils encore là-bas aux USA ?
Le jugement d’un Gorbatchev sur la RDP que M.Traoré impose comme un diktat sans contre-jugement (Gorbatchev a dit, donc c’est vrai !) au lecteur imprudent et non intellectuellement outillé ne peut pas davantage que celui des extrêmes-gauchistes américains avoir force de dissuasion et de conviction : d’une part, lesdits prétendus authentiques révolutions et communismes se sont effondrés, l’URSS en tête, preuve que l’orthodoxie est un mythe qui ne garantit aucune révolution dans son communisme ; d’autre part, lui-même Gorbatchev était en train d’infléchir et réformer l’orthodoxie communiste après Staline, Khrouchtchev et Brejnev, ce qui prouve que l’orthodoxie est paradoxalement ce qui tue la révolution et le socialisme (l’URSS et ses satellites socialistes est-européens), alors que des formes nouvelles et étrangères les font résister et perdurer (Chine, Corée du Nord, Cuba)…
Le recul critique que le lecteur pouvait attendre de l’intellectuel Traoré Mélégué par rapport à ces jugements portés sur la RDP de l’extérieur consistait aussi à rappeler que le Burkina et sa RDP représentaient et condensaient au contraire, à l’époque et en miniature, toute l’histoire de la politique et de la philosophie révolutionnaire et communiste car, adversaires et partisans de la RDP ne parlaient pas d’autre chose que du communisme et de la révolution. Les discussions et débats contradictoires qui étaient houleux et de haut niveau intellectuel jamais égalé au Burkina tournaient autour du communisme et de la théorie révolutionnaire, sur le campus de l’UO et en dehors : CDR et partisans de la RDP vs ANEB/PCRV… M. Traoré était sans doute hors du Burkina à l’époque pour ne pas pouvoir en témoigner…
La question de l’orthodoxie révolutionnaire est celle des critères d’une supposée « vraie » révolution, du sujet de la révolution ( « qui » doit faire et/ou diriger la révolution pour qu’elle soit dite communiste : ouvriers ? Paysans ? une classe, et laquelle ?), celle des conditions d’avènement de la révolution (quand, quel est le bon moment ?) Là encore, je soutiens qu’il y a légèreté et naïveté intellectuelles et historiques à affirmer que « depuis Lénine à partir des années 1917 », la révolution soviétique « avait comme base le prolétariat industriel » (1), et que la RDP (le CNR) était dirigée par des militaires (2) :
1) Le 16 janvier 1923, Lénine répondait ceci contre Soukhanov, et contre « tous les héros de la IIe Internationale », « incroyablement poltrons…dès qu’il s’agit de s’écarter aussi peu que ce soit du modèle allemand », qui ressassent la thèse selon laquelle « la Russie n’a pas atteint le degré de développement des forces productives qui rend possible le socialisme » (autrement dit, elle ne remplirait pas selon eux les conditions de la « vraie » révolution) :
« Oui, mais que faire si un singulier concours de circonstances a entraîné la Russie tout d’abord dans la guerre impérialiste mondiale, où étaient engagés tous les pays d’Europe occidentale jouissant d’une quelconque influence, et si, de ce fait, son évolution a dû se faire à la limite des révolutions naissantes et des révolutions déjà partiellement commencées de l’Orient, dans des conditions où nous pouvions réaliser précisément cette union de la ‘guerre paysanne’ et du mouvement ouvrier, qu’un ‘marxiste’ tel que Marx considérait en 1856 comme une des perspectives possibles pour la Prusse ? ».
Autrement dit, la révolution se fait avec les forces (hommes) du moment (union des ouvriers et des paysans), et ses conditions ne sont pas déjà là, données d’avance, mais à créer.
2) Parmi les militaires il y avait des intellectuels, dont le premier était sans doute Thomas Sankara qui n’avait rien à envier à des diplômés incultes. « Militaire » et « intellectuel » sont des fonctions, pas des classes, mais peuvent sortir de leur fonction ou ordre pour embrasser une classe ; en quoi d’une part chaque classe a ses « intellectuels » (Marx), comme chaque Etat ses « fonctionnaires » (Hegel), en précisant néanmoins, contre Hegel, que tout « fonctionnaire » n’est pas un « intellectuel » :
En quoi donc, d’autre part, sont « révolutionnaires », dit Lénine en 1902, « les hommes dont la profession est l’action révolutionnaire » et entre lesquels « doit absolument s’effacer toute distinction entre ouvriers et intellectuels, et à plus forte raison entre les diverses professions des uns et des autres ». C’est pourquoi, remarque encore Lénine en 1907, si en 1887 « Engels était sous l’impression de la lutte révolutionnaire menée par la Narodnaïa Volia et fondait des espérances sur les officiers de l’armée, il ne voyait pas encore l’esprit révolutionnaire du soldat et du matelot russes, qui s’est manifesté avec tant d’éclat dix-huit ans plus tard », lors de la révolution de 1905.
La Narodnaïa Volia (Volonté du peuple) était une organisation populiste et terroriste contre le pouvoir impérial du tsar, qui a conduit, comme d’autres organisations populistes avant elle, à la révolution bolchévique (à ne pas confondre avec le populisme libéral et petit-bourgeois critiqué par Lénine, son propre frère aîné militant populiste étant mort pendu suite à l’échec d’un attentat contre l’empereur Alexandre III ; ni confondre le terrorisme révolutionnaire d’alors avec celui que nous connaissons aujourd’hui sous le (faux) nom de « jihadisme »)…
Voici donc des militaires capables d’ « esprit révolutionnaire » ! mais si, pour de vrai, l’on ne regarde pas les simples uniformes et treillis des capitaines d’alors, ceux qui dirigeaient véritablement la RDP étaient des intellectuels rompus aux courants divergents d’idées marxistes-léninistes et révolutionnaires, et familiers des débats internes à la théorie et à la politique communistes ou socialistes (le CNR était, on le sait, dirigé et animé par plusieurs courants divergents, ULC-R, PAI, LIPAD…, ce qui n’a pas manqué aussi de le faire imploser de l’intérieur : Sankara est mort avec des hommes qui n’étaient pas seulement physiquement à ses côtés, avec lui, mais aussi intellectuellement et idéologiquement en accord avec lui !) : Les Valère Somé, Adama Touré, Patrice Zagré (paix à leurs âmes), Etienne Traoré, Basile Guissou, etc., etc. n’étaient pas des militaires, mais ont dirigé le Burkina révolutionnaire, qu’ils fissent partie ou non du CNR
Tout cela, le vieux Goin Mèlguè le sait (il doit le savoir, du moins, et le faire savoir au lecteur non informé), mais se contente de se tenir pour dit ce que lui dit un Gorbatchev qui était sans doute un vrai socialiste soviétique, et le président d’une grande puissance socialiste, mais pas une référence intellectuelle en matière de philosophie marxiste-léniniste pour donner des leçons de théorie révolutionnaire à de tels intellectuels, seraient-ils africains et burkinabè (il ne faut pas se mépriser à ce point) : Mèlguè sous-estime ainsi ses collègues burkinabè et lui-même, en faisant preuve d’une politesse d’esclave intellectuel devant un Gorbatchev qui dirigeait une URSS communiste sans remarquer lui-même qu’il n’était pas un…prolétaire (fils de paysan tout au moins) !
C’est à ces intellectuels burkinabè comme lui que Mèlguè devait dans son interview rendre hommage (c’était aussi cela, représenter son pays à l’étranger), et témoigner plus de respect et d’humilité au lieu de les tourner en dérision, en les passant sous silence, comme s’il n’y avait alors que les CDR et un CNR anonyme et inculte pour diriger la RDP :
« Les dirigeants à Moscou ont toujours considéré que chez nous, le CNR était un régime militaire progressiste à l’africaine, favorable aux pays de l’Est, aux pays communistes et à l’Union soviétique. Mais ils ne l’ont jamais considérée comme une vraie révolution. Evidemment, ici notre gouvernement et les CDR (Comités de défense de la révolution) ne savaient pas cela. Mais comment le leur dire à l’époque sans avoir des problèmes ? »
Il n’était tout simplement pas important qu’ils le sachent, et pas important non plus que nous le sachions aujourd’hui : ce que nous savons en revanche, c’est que ce n’est pas à l’Union Soviétique de Gorbatchev que le CNR et la RDP ont emprunté l’essentiel de leur orientation révolutionnaire, mais à Cuba de Castro (CDR, la devise « La patrie ou la mort, nous vaincrons ! », viennent de là).
Le choix délibéré d’une révolution qui ne fut pas européenne, impérialiste, condescendante et chauvine (« le socialisme dans un seul pays » de Staline) était clair : une révolution résolument tiers-mondiste (avant d’être panafricaniste puisque, n’en déplaise aux gros contresens du moment, cette révolution venait diviser l’Afrique en deux camps, celui majoritaire des dirigeants qui ne voulaient pas se libérer enfin, et le camp très minoritaire et dangereusement exposé des progressistes pour la liberté : Sankara a précisément payé de ceci, qu’il n’y avait pas le « pan » d’un panafricanisme, du fait du désordre des révolutionnaires qui dérangeaient, à leur péril, l’ordre néocolonial et impérialiste) …
En résumé, écoutons Lénine en 1899 : « Nous pensons que les socialistes russes surtout doivent absolument développer par eux-mêmes la théorie de Marx, car celle-ci ne donne que des principes directeurs généraux qui s’appliquent dans chaque cas particulier, à l’Angleterre autrement qu’à la France, à la France autrement qu’à l’Allemagne, à l’Allemagne autrement qu’à la Russie » : Donc, aussi, autrement au Burkina Faso qu’à la Chine, à l’URSS et aux autres…
Kwesi Debrsèoyir Christophe DABIRE
Source: LeFaso.net
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