Comme ce titre risque de ne pas le clarifier d’entrée, il ne s’agit pas d’écrire ici le pire des hommages rendus à Salif Diallo, mais d’indiquer ce qui serait, pour ses camarades au pouvoir, le pire hommage politique qu’ils pourraient lui réserver : changer de politique parce que Salif n’est plus là.
En même temps je suis convaincu, mais n’étant ni une connaissance ni un « proche » qui a mangé et bu avec lui, qu’un hommage digne et authentique à Salif Diallo ne peut pas se contenter de dire qu’il était original et singulier sans s’arrêter davantage sur ce qui faisait précisément son originalité : un intellectuel en politique
3 — 1 = 2, pas 1
Contrairement à ce que beaucoup prétendent, la disparition du PAN burkinabè ne « libère » pas le président Kaboré, et ne lui facilite en rien les choses. De ce point de vue, cette disparition n’est pas seulement douloureuse parce que c’est un homme qui n’est plus, mais elle encombre politiquement le président. Pas parce qu’il ne pourrait rien faire sans Salif, mais parce qu’il ne peut rien faire qui paraisse contre Salif. Plusieurs raisons peuvent donc préparer les esprits au statu quo sinon, du moins à la continuité dans la politique du gouvernement :
1. Opérer les changements et modifications que beaucoup attendent et espèrent, en dehors des seuls remplacements qui vont de soi (le PAN et le président du parti MPP), et le faire parce que Salif Diallo n’est plus là, voudrait dire que le regretté que tous pleurent était le principal blocage ou frein à ces changements : une vraie trahison, voire une insulte, quand on sait que c’est le même Salif qui par moments, seul, était obligé de jouer à l’opposant dans son propre camp politique pour aiguillonner et améliorer la politique du gouvernement (notamment dans ses orientations économiques).
2. S’il y avait des changements à apporter, on ne voit pas pourquoi ils attendraient la mort de Salif pour intervenir. Et si le pouvoir actuel était déjà à court d’idées nouvelles du vivant de Salif Diallo, comme le disent les détracteurs et adversaires de la politique Kaboré, on n’imagine pas pourquoi, à la mort du PAN, il foisonnerait et déborderait d’idées et de projets plus innovants.
3. Par solidarité avec le camarade disparu, la politique actuelle étant aussi la sienne, les résultats de cette politique, qu’ils soient insuffisants, négatifs ou positifs (ils seront forcément les trois réunis), devront se partager avec un Salif même mort : c’est ensemble que le trio Salif-Roch-Simon a quitté le CDP, et qu’ils ont remporté les élections présidentielles et législatives, ensemble ils échoueront ou réussiront, Salif mort ou vivant.
4. Le président Kaboré donnerait raison à ses détracteurs et confirmerait les rumeurs qui font de lui un dirigeant sans leadership ni charisme qui, comme libéré de la tutelle de Salif disparu, montrerait enfin un autre visage et proposerait une autre politique, s’il devait attendre la mort de son camarade pour faire ce qu’on dit qu’il n’a pas fait jusque là.
5. Passer du trio (dit RSS) au duo (Roch-Simon) pour diriger le pays n’est assurément pas plus confortable ni plus rassurant en politique, mais expose davantage au risque conflictuel du face-à-face, quand l’intelligence politique fait défaut. Les duo finissent souvent mal en politique, si la solidarité politique cède le pas à la recherche d’une tête qui soit le chef à suivre : le duo Sankara-Compaoré a explosé dans le sang au Burkina, et le duo Ouattara-Soro chez nos voisins ivoiriens est déjà un bon vieux souvenir s’il a même existé…
De par sa configuration radicalement triangulaire et collégiale, le MPP ne pourra jamais se résoudre à une tête qui soit son chef, sans conflits et règlements de comptes, tôt ou tard. Il vaut mieux donc parier sur le duo, sur sa réussite ou son échec, et pas sur une tête, si l’on ne veut pas de remue-ménage politique comparable au dénouement de la Révolution de 1983 : le sang ne coulera plus certes, mais il y aura des cadavres politiques à coup sûr. Trois moins un égale bien deux, pas un !…
La direction collégiale du MPP, sans rivalité ni concurrence publiques, est plutôt exemplaire, inédite en politique, en Afrique et dans le monde : trois camarades, qui ne font pas une coalition de partis, mais s’unissent comme un seul pour créer un parti, laissant donc place et jeu à la contradiction interne, c’est un exemple rare en politique, comparable au duo ou quatuor Sankara-Compaoré-Lingani-Zongo s’il avait réussi et survécu (mais son échec même rend encore plus intéressant ce que reconstitue aujourd’hui la direction sans tête du MPP) ; un exemple de solidarité (à ne pas confondre avec réconciliation !) rare en politique et dans le domaine intellectuel en Afrique, dont devrait s’inspirer toute la classe politique pour renouveler la politique : un parti, une direction sans tête assignable, cela est plus remarquable (mais on ne le remarque pas) que monstrueux, car la question empoisonnée et mortelle « qui commande ? » fait alors place à la seule action (même si l’on dit qu’il n’y a pas d’action), en même temps qu’elle a sa réponse évidente : c’est le peuple, et le peuple s’en fout de la tête, point barre….
La politique n’est pas Facebook
Salif Diallo était un intellectuel qui faisait de la politique, à mon avis le seul (avec Sankara et Valère) qui a toujours fait de la politique en intellectuel ; si l’on veut bien ne pas confondre intellectuel et diplômé (des diplômés il y en a plein, mais les intellectuels sont rares), ni confondre intellectuel et militant engagé (les jihadistes sont engagés mais ne sont pas des intellectuels). Ce qui caractérise d’abord un intellectuel c’est d’être guidé dans son engagement par une théorie (vue) qui n’est pas une doctrine (aveuglement) qui éclaire son action. Il ne suffit donc pas d’être bardé de diplômes, d’être engagé (souvent à rien, au vide, au suivisme silencieux ) et militant, ou même « activiste » pour être un intellectuel si l’on manque de théorie, laquelle n’est pas non plus un ensemble de connaissances, car des connaissances peuvent être fausses et erronées ou superficielles et servir alors d’instruments de manipulation
C’est dans une théorie (vue, vision) objectivement et scientifiquement établie (sans être une science dite exacte : ça n’existe pas, toutes les sciences se trompent, certaines moins que d’autres) qu’un intellectuel puise ses arguments et justifie sa pratique. Pour Salif Diallo, cette théorie était le marxisme-léninisme, une philosophie (pour la) politique. Et plus précisément dans cette philosophie, la contradiction dite dialectique dont il savait exploiter la vérité et les vertus au point de dé-router : l’idée que pour avancer et progresser il faut non pas de la stabilité, mais créer du déséquilibre, de l’instabilité et une tension au lieu même où l’on se trouve et auquel on est attaché, c’est-à-dire chez soi, dans son camp. Ce n’est pas scier la branche sur laquelle on est couché, mais VOIR (prendre conscience) que l’on ne gagne pas à s’y allonger longtemps et tout le temps, car cette branche va céder…
Alors entre la politique et la théorie il n’y a plus de différence, les idées circulent de l’une à l’autre, et le débat politique devient aussi débat intellectuel : qui ne voit pas que Salif Diallo n’était pas théoricien ni philosophe mais pratiquait la contradiction dialectique dans toute sa politique ? Mais ni le débat politique ni le débat intellectuel n’existent aujourd’hui au Burkina, tous deux remplacés par des discours verticaux de diplômés qui sont des consultations qui répondent, rassurent et réconfortent plus qu’ils n’interrogent et mettent en tension. Ou critiquent sans user de la contradiction de l’auto-critique.
C’est ainsi que des diplômés qui, quand nous étions jeunes étudiants, se baladaient sur le campus de l’UO sous la Révolution sankariste en récitant des bribes de Marx, Lenine ou Mao sur la contradiction dialectique et ses vertus ne s’en souviennent même plus pour radoter aujourd’hui sur le consensus et la réconciliation. Salif Diallo n’a jamais fait partie de ces oublieux. C’est que les bribes étaient mal assimilées et sans conviction. Adieu dialectique et contradiction. Bienvenue au consensus harmonieux en lequel nos dialecticiens d’hier se reconvertissent aujourd’hui, et en lequel ils pensent peut-être trouver leur synthèse dialectique en sautant par dessus toute contradiction et toute tension politiques…
Pas besoin d’être communiste nord-coréen ou chinois, si même ça existe : quand et où il y a la dialectique, quelque chose de nouveau survient, comme avec un Macron dans la politique française qu’il renouvelle et rajeunit, pas par son âge mais par son intelligence contradictoire…
Salif Diallo nous quitte donc précisément à une époque de renoncement à la dialectique où, paniqués par l’idée de tension et de contradiction (mais d’où vient cette panique ?!), même des ex-dialecticiens en appellent désormais à la sécurité du consensus, c’est-à-dire de l’identique uniformisant. C’est ainsi que beaucoup ont pu voir dans les sorties et positions contradictoires de feu le PAN contre les orientations économiques de sa propre majorité les signes d’un conflit de personnes et donc une cassure dans le trio capital du MPP. Alors que pour lui la contradiction dialectique ne se récite pas seulement sur un campus mais se pratique dans la politique. L’époque est devenue autre, elle est celle de la méconnaissance, de l’ignorance et de la négation de la dialectique (de la négation dialectique elle-même niée ou reniée, mais niée à vide, c’est-à-dire sans déboucher sur rien de positif, sur aucun progrès) : adieu donc Salif !
Notre époque politique au Burkina Faso est plutôt celle qui ne désire que le consensus, l’uniformité et la réconciliation comme sources et chances de progrès et d’améliorations pour le peuple. C’est une époque qui veut que la politique ressemble à la vie d’une communauté paisible de brousse où il faut se rassembler au moindre désaccord, à la moindre tension pour dialoguer et conjurer, gommer toute trace de dissension et dissonance
C’est surtout, plus sûrement encore, une époque où beaucoup pensent et croient que la politique devrait ressembler à une communauté d’ « amis » sur Facebook, où l’on « aime » (like) et se partage les mêmes rumeurs, opinions et illusions : dans une communauté Facebook on ne peut qu’aimer, il n’y a pas de bouton pour « je n’aime pas / i don’t like », on like ou on quitte sans réagir (ni vu ni lu), ou l’on « aime » même le deuil des « amis » ! Évidemment, cela vaut ce que ça vaut, et il n’y a pas de raison de réclamer le retour à
une époque de Cro-magnon ou de Neanderthal
Mais à vouloir déplacer et transférer le modèle de la communauté des amis Facebook dans la politique, on enterre définitivement la dialectique et ses vertus en politique pour se bercer de l’illusion d’avoir et d’être un contre-pouvoir politique ; car la politique ne (re)connaît pas de contre-pouvoir hors mais dans la politique, ce qui fait d’elle le lieu par excellence de la pratique dialectique comme Salif Diallo en était convaincu. Autrement dit, il faut faire de la politique ou descendre dans l’arène de la politique pour exercer et constituer un réel contre-pouvoir à la politique ou contre une politique déterminée. C’est une vérité de la politique qu’il n’est pas besoin, là non plus, d’être communiste pour admettre. Le nombre d’ « amis » (suiveurs !!) que l’on peut avoir sur Facebook, et l’influence ou la manipulation que l’on peut exercer sur eux ne font pas politique, ni ne remplaceront la pire des politiques au contact des masses, du peuple (termes qui, sans théorie, restent vides). Le peuple n’est pas sur Facebook, il n’a pas d’internet, il se trouve ailleurs où il « se cherche »…
On n’est donc pas surpris de constater que la mort de Salif puisse réveiller toutes les forces du consensus, de l’uniformité et de lissage, comme un immense désir, parfois au mépris de la justice (libérer tous les prisonniers au nom du consensus et de la réconciliation). Au fond, la seule chose que libère sa disparition, c’est le désir séduisant de consensus que même les attaques terroristes n’ont pas assez suscité. Mais le danger demeure que ce désir et cette tendance consensuels, s’ils rassurent, réinstallent le suivisme, la politique des « amis » et l’hypocrisie dans notre pays, après le réveil de 2014. Or, si l’on peut comprendre qu’un intellectuel ne soit pas engagé /enragé, on ne peut lui pardonner de suivre et d’être un mouton. Salif Diallo était tout sauf un mouton.
Terminons :
1. Demander au président Kaboré et au gouvernement de « profiter » de la disparition de Salif pour opérer des changements et « faire le ménage » dans la majorité trahit et démasque le désir de consensus dans toute son hypocrisie : car on ne peut à la fois réclamer consensus et réconciliation pour tout le pays et inciter dissensions et bagarres au sein du MPP si la contradiction ne vient pas d’abord de l’intérieur même du parti et de sa majorité gouvernementale comme Salif savait et pouvait le faire
Finalement, les Burkinabè ont le gouvernement qui correspond à l’aspiration consensuelle de l’époque : lisse. Règne un sentiment général et inavoué de culpabilité après la révolution de 2014 (« c’est pire qu’avant »). Comme s’il fallait alors se réunir d’urgence pour expier ce qui demeure pour certains la faute collective de 2014, et conjurer le courroux et la malédiction possibles du Père offensé (regardez, dit-on, comment l’économie va mal) . Le désir du Père manquant est débordant, fougueux et trop pressant aujourd’hui au Burkina, donc aussi le désir de suivre (ou de critiquer, c’est la même chose, car on critique alors l’autre pour mieux épargner et protéger son propre camp que l’on suit même davantage)…
En clair, le gouvernement actuel correspond exactement, quoi qu’en disent ses détracteurs, à la conception que les Burkinabè se font de la politique, ou à laquelle ils se sont habitués pendant longtemps (une synthèse harmonieuse sans dialectique). Pour changer de politique gouvernementale comme beaucoup le réclament dès la disparition de Salif, il faudra en réalité, alors, commencer par changer de conception de la politique. Cela demande justement la contribution des intellectuels en politique comme l’etait Salif.
Mais ils risquent de manquer…
2. Le pire hommage à Salif Diallo serait aussi de le saluer unanimement et consensuellement dans l’hypocrisie parce qu’on a soif de consensus et le désire ; ou de saluer unanimement son originalité et sa singularité sans avouer que ce que nous saluons ainsi est exactement aussi ce devant quoi nous reculons et fuyons par manque de courage : la contradiction comme pratique intellectuelle en politique. À la différence de la critique, la contradiction est féconde lorsqu’elle naît dans son propre camp, pas contre le camp de l’autre. Elle se fait contre ses propres idoles et amis, pas contre ses ennemis et adversaires. C’est à ce niveau que feu le PAN Diallo était exemplaire et laisse un vide : comme un énorme trou laissé par la patte d’un éléphant dans la boue en se retirant…
Kwesi Debrsèoyir Christophe DABIRE
Source: LeFaso.net
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