Début mai 2017, le Syndicat national des statisticiens et démographes du Burkina, SYNASDB, avait annoncé un mouvement d’humeur avant de le « suspendre » à quelques heures de son enclenchement. Pour en savoir sur ce qui fâche, nous sommes allés à la rencontre des premiers responsables du syndicat. Par cet entretien, le secrétaire général (SG) du SYNASDB, Michel Bonkoungou, nous plonge dans le fond de leur préoccupation. Lecture !
Lefaso.net : Quelle est la principale préoccupation de votre syndicat à ce jour ?
Michel Bonkoungou : C’est le problème de carrière, l’ouverture du concours professionnel de cycle A en statistique. Le cycle (B) de la statistique a été ouvert depuis 2004 à l’ENAREF (École nationale des régies financières) : à savoir les AT (Agents techniques de la statistique) et les AD (Adjoints techniques de la statistique). Les AT sont classés en catégorie B2 ou B3 et les AD sont classés en B1. Les AT passent le concours professionnel pour accéder à l’emploi d’AD (catégoriel B1) et font deux ans de formations pendant qu’ils sont déjà classés en B2 ou B3. Quand aux AD, l’administration n’a jusque là pas ouvert le cycle A à l’ENAREF pour les permettre d’évoluer.
Cela fait plus de dix ans, que les AD sont bloqués ; impossible pour eux de progresser, d’évoluer. Pendant ce temps, les autres fonctionnaires viennent deux ou trois ans après évoluent (pendant que nous sommes immobilisés). Cette situation a créé des sentiments de frustrations accumulées. Cela est d’autant révoltant qu’on se dit que l’Etat ne peut pas créer un emploi sans se soucier de son évolution, sans savoir que deviendront les agents qui y sont. Donc, avec ces blocages, on n’avait pas d’autreschoix que de s’organiser pour prendre notre destin en main, faire en sorte que cesse cette injustice à l’égard des cadres moyens statisticiens. La possibilité d’évoluer dans la fonction publique doit être donnée à tout agent (loi 013 articles 43 et 90 ; loi 081 articles 68, 92 et 102) .
Lefaso.net : Peut-on avoir une idée du nombre de statisticiens dans ce cas-là ?
Michel Bonkoungou : Nous sommes au nombre de 365, plus 43 directs qui finiront leur formation dans trois mois. Nous serons 408,sans compter ceux qui ont cessé pour des raisons de retraites ou de décès. L’âge moyen de ces cadres moyens est de 33 ans avec une expérience moyenne de 7 ans.
Lefaso.net : Tous ceux-là sont-ils bloqués, pas d’exceptions ?
Michel Bonkoungou : Les exceptions sont ceux qui ont réussi aux concours internationaux (dont uniquement celui d’Ingénieur des Travaux donnait droit à un reclassement dans les anciens textes). Ils sont partis,parce qu’ils enavaient marre de cette situation. Il y a aussi ceux qui ont décidé de quitter l’administration pour aller voir ailleurs.
Lefaso.net : Que comprendre du métier même de statisticien ?
Michel Bonkoungou : Comme on le dit, gouverner, c’est prévoir. Pour prévoir, il faut disposer d’indicateurs pertinents, de données ; pouvoir regarder ce qui a été fait de par le passé afin de faire des projections. L’INSD (Institut national de la statistique et de la démographie) résume bien cette idée en disant que « gouverner, c’est prévoir. Prévoir, c’est connaître. Connaître, c’est mesurer ». La plupart des problèmes dans les pays en voie de développement sont dus au fait qu’ils ne disposent pas de statistiques fiables, qui permettent de mesurer l’efficacité des projets et programmes de développement.
La statistique permet donc aux décideurs d’avoir une vision claire de ce qu’ils ont fait et de ce qu’ils vont faire, et comment le faire. On ne peut pas aller à un développement, en ignorant cet aspect. Prenez les grandes puissances, vous verrez que tout est basé sur les statistiques. Mais, quel est le métier même du statisticien ? Il y a plusieurs niveaux dont la conception, la collecte, le traitement, l’analyse et la diffusion des données. C’est un processus avec un travail de fond à chaque maillon. Il faut donc se servir des statisticiens plutôt que d’utiliser d’autres profils pour ce travail très complexe.
Quand vous utilisez d’autres ressources humaines qui n’ont pas la « statistique » pour métier, c’est compliqué ; on dira toujours que les indicateurs ne correspondent pas à la réalité. On dira que ça avance, alors que les gens estiment que ce n’est pas le cas, etc. Donc, il faut s’interroger si ceux mêmes qui sont commis à la tache sont habilités à le faire. C’est cela aussi qui crée les écarts et les autorités se trouvent souvent en porte-à-faux dans les discours par rapport aux réalités sur le terrain. La statistique est donc capitale pour des pays comme le nôtre. Heureusement que nos autorités ont commencé à comprendre cet enjeu (en témoigne les organigrammes des ministères).
Aussi, on peut se féliciter de ce que le ministre de l’économie, des finances et du développement insiste beaucoup sur cela (on dira même qu’elle met la pression sur la Fonction Publique) pour avoir un nombre optimal de cadres supérieurs statisticiens, parce que pour avoir été dans des institutions internationales de développement, elle comprend la nécessité d’avoir ce profil.
Lefaso.net : Avant la création du syndicat en 2015 (puisque vous évoluiez jusque-là en Amicale), aviez-vous posé la préoccupation aux autorités compétentes ?
Michel Bonkoungou : Oui, la préoccupation a été posée plusieurs fois, des travaux ont été menés et avaient même connu une avancée sur tous les plans. L’autorité avait dit qu’elle allait corriger en prenant un décret pour l’ouverture du cycle A. Mais, à la dernière minute, c’est rester lettres mortes, parce qu’à chaque fois, on a toujours posé un problème de droit, des réserves ont été émises sur la capacité de l’ENAREF à former des cadres supérieurs en statistique.
- Le secrétaire général (SG) du SYNASDB, Michel Bonkoungou
Le premier problème qui a fait traîner est relatif au TOES (textes portant organisation des emplois spécifiques), qui regroupait les emplois spécifiques des ministères et leur évolution. L’on nous opposait l’absence de l’emploi dans les TOES, alors qu’un simple décret pouvait régler la question et permettre de lancer, enfin, le concours pour résoudre le problème. Mais, tous ces blocagesont été à ce jour levés ; que ce soit la capacité de l’ENAREF à former les statisticiens ou autres.
Tout avait été déposé auprès des ministres (ministre en charge de l’économie et celui en charge de la fonction publique, ndlr) qui avaient promis résoudre le problème. Malheureusement, depuis le travail de l’Amicale sur le dossier en 2010, rien n’a bougé (bien que les autorités aient toujours approuvé les documents produits et promis chaque fois de lancer le concours la même année). Les choses sont restés sans suite, parce que chaque année, on a toujours trouvé un argument pour dire qu’à cause de ceci ou de cela, on ne pourra pas.
Lefaso.net : Un exemple d’argument que l’on vous a opposé ?
Michel Bonkoungou : Le premier argument est qu’on disait que l’ENAREF n’a pas la capacité de former des cadres supérieurs de la statistique. Ce qui n’est pas vrai, parce que le Directeur général de l’ENAREF a toujours dit que l’école est capable et si on donne des instructions, l’école peut le faire. Le deuxième argument est qu’on dit que l’emploi n’est pas créé dans le TOES (textes portant organisation des emplois spécifiques). Il faut créer d’abord le corps avant de lancer le concours. C’est pourquoi nous leur disons que cela pouvait se faire à travers un décret, parce que des corps ont été créés ainsi. On nous dit au finish de laisser tomber ces problèmes, qu’on va les résoudre dans le cadre du RIME (Répertoire interministériel des métiers de l’État).
Et voyez-vous, on a commencé à travailler sur le RIME, qui devrait connaître son aboutissement depuis décembre 2016, mais jusqu’aujourd’hui, on est toujours dans la phase des concertations dans les ministères (d’autres n’ont même pas encore commencé ces concertations). C’est pour dire que le RIME ne sera certainement pas prêt cette année. Ce qui voudrait dire encore que si on veut suivre ce calendrier, cette année encore, des agents vont perdre la chance de passer comme cadres supérieurs (je dis ‘’perdre », parce qu’il y a des agents qui sont à la limite de l’âge requis, il y en a qui ont déjà perdu leur chance). Donc, on ne peut pas croiser les bras pour attendre un calendrier qui est toujours ramené à une date ultérieure.
Pourtant, il suffit d’un décret et on lance le concours professionnel pour réparer l’injustice. Un autre argument qu’on a soulevé pour nous opposer est relatif au besoin. Les gens se demandaient si l’administration a vraiment besoin de cadres supérieurs en statistique. Alors que, lorsque vous regardez la politique du gouvernement aujourd’hui, pour la production des statistiques sectorielles, on a créé des DGESS (Direction générale des Études et des Statistiques sectorielles) dans pratiquement tous les ministères dont une direction technique consacrée à la production des statistiques (Direction des Statistiques Sectorielles).
- Le secrétaire général (SG) du SYNASDB, Michel Bonkoungou
Mais quand vous y arrivez, vous constaterez qu’il n’y a pratiquement pas de cadres statisticiens, on est obligé de faire appel à des agents d’autres profils pour venir être directeurs et chef de services. Voyez-vous les problèmes que ça peut créer dans la production des données ! Donc, le besoin est là et le ministre de l’économie, des finances et du développementa toujours dit qu’elle a besoin de cadres supérieurs en statistique, parce qu’effectivement, pour des besoins d’évaluation de nos politiques publiques, il faut vraiment une production de statistiques et d’indicateurs pertinents. Et cela est d’autant important dans un contexte de mise en œuvre même du PNDES (Plan national de développement économique et social). Donc, il faut que les agents qui sont jusque-là bloqués à la catégorie B puissent vraiment évoluer vers la catégorie
A pour pouvoir répondre aux besoins, faire le travail qui demande d’être fait. Il faut débloquer la situation, parce que cela va résoudre beaucoup d’insuffisances au plan national et contribuer du même coup à apaiser ces sentiments de frustrations des agents qui peuvent finalement être gagnés par le découragement. Le besoin de cadres supérieurs en statistique se pose actuellement, à telle enseigne que même si on venait à former tous ceux qui sont actuellement des cadres moyens en cadres supérieurs, le nombre ne suffirait pas.
Lefaso.net : A votre avis, quelle est la véritable cause de ce blocage ?
Michel Bonkoungou : Nous pensons que les premiers responsables, au départ, qui suivaient le dossier ne comprenaient pas grandes choses à ce qui se passait en réalité. Depuis le ministre Lucien Marie Noël Bembamba (ex-ministre de l’économie et des finances), le problème a été posé et il s’est engagé à le résoudre (il a donné instructions pour régler définitivement la question). Le dossier était donc pratiquement au bout du tunnel lorsqu’est survenue l’insurrection populaire. Sous la transition, nous avons repris nos pas pour réexpliquer le problème aux autorités afin qu’elles puissent bien cerner tous les contours. Promesse avait été faite de résoudre la préoccupation, d’ouvrir le concours professionnel.
Une autre cause véritable est qu’il y a eu des manipulations, parce que des gens ont pensé que si on formait ces cadres (cadres supérieurs en statistique), ils viendront prendre leur place. Des gens qui n’avaient rien à avoir avec le domaine se sont opposés réellement. Ces gens-là ont entretenu les autorités dans un flou. Souvent, par simple méchanceté humaine, en conseillant mal le ministre de la Fonction publique (le dernier qui doit donner quitus).
Finalement, ces comportements ont mis les décideurs dans une sorte de tourbillon où ils ont fini par penser qu’au sein même du « corps », les gens ne s’entendent pas. Mais, toutes ces équivoques ont été levées. A ce jour, aucun des arguments qui ont été soulevés pour justifier le maintien de cette injustice ne tient, tout a été clairement expliqué, si fait qu’à ce jour, que ce soit le ministre en charge de l’économie ou celui de la Fonction publique, tous sont d’accord. Le seul élément aujourd’hui est celui de la création de l’emploi (c’est juste une question de droit, qui peut être résolue à l’image de ce qui s’est passé avec d’autres corps).
Notre objectif était que l’État trouve vraiment une formule pour permettre aux collègues qui sont à leur dernière chance cette année,d’avoir accès aux concours professionnels. C’est raison pour laquelle, le syndicat avait appelé ses membres à un mouvement d’humeur à partir de mardi 9 mai dernier, pour demander à l’administration de se pencher vraiment sur cette préoccupation.Au-delà même de l’ouverture du concours professionnel, c’est un problème de plan de carrière qui se pose à nous (on n’a pas de plan de carrière). Aujourd’hui, les gens entrent en B3, ils doivent passer à B1 et venir en A1, pendant que dans les autres emplois, les gens entrent en C, passent en B et vont en catégorie A (ou entrent en B et vont en A, s’ils ne sont pas entrés en A directement).
Mais chez nous, il faut deux formations pour la catégorie B. Il faut vraiment faire en sorte qu’on soit à l’image des autres fonctionnaires du Burkina. Notre école, c’est l’ENAREF où sont formés les autres emplois dans les catégories C, B et A. Pourquoi nous faisons l’exception ? L’ENAREF a fini son travail et n’attend que le quitus des autorités pour passer à la formation des cadres supérieurs en statistique. L’ENAREF a la capacité de formation, si elle peut former des inspecteurs de trésor, des impôts et des administrateurs des services financiers…,elle peut former des cadres qui élaborentdes plans de développement, etc., elle peut le faire aussi pour les cadres supérieurs en statistique.
Lefaso.net : Avez-vous eu des échanges avec les nouvelles autorités ?
Michel Bonkoungou : Nous avons déposé plusieurs audiences, auprès du ministre de l’économie, des finances et du développement et de celui de la fonction publique du travail et de la protection sociale. Nous avons été reçus par les ministres. Nous avons fait à chacun, un exposé du problème, tel qu’il se présente. A ce jour donc, on peut dire qu’au niveau du ministère de l’économie, le travail est terminé (le dossier est bouclé). Le seul blocage, c’est au niveau de la fonction publique. C’est pour cela qu’on avait projeté tenir notre sit-in devant le ministère de la fonction publique.
Le blocage est actuellement à ce niveau, c’est la fonction publique qui doit trouver le moyen de lancer le concours. Le ministre nous avait reçus et même promis de lancer le concours cette année. Malheureusement, nous avons constaté que les autres ont été lancés sans le nôtre. Nous retombons dans la même routine, parce que sous la transition, on avait promis lancer le concours. Puis, l’année passée, la même chose et cette année, c’est le même constat.
Lefaso.net : D’où le sit-in initialement annoncé pour le mardi 9 mai dernier ?
Michel Bonkoungou : Effectivement, lorsque nous avons constaté que nous n’avons pas été pris en compte cette année encore (alors que promesse nous avait été faite), nous avons déposé un préavis pour un sit-in. Ce préavis a amené la hiérarchie à nous appeler, pour demander de lever le sit-in, en renouvelantl’engagement que cette année le concours sera lancé.
Au cours d’un bref entretien, le ministre en charge de la fonction publique nous aégalement demandé de lever le sit-in parce qu’il avait déjà travaillé sur la question avec le ministre en charge de l’économie, la semaine passée et que, dans quelquesjours, nous verrons… Mais nous restons vigilants, parce que ce genre de promesses a toujours été fait. Ce n’est donc pas nouveau, mais nous leur accordons ce temps, par bénéfice de la bonne foi. Nous attendons de voir et c’est pourquoi le sit-in, qui devait démarrer le mardi, a été suspendu. Mais, si à la fin de ce mois, rien n’est fait, nous serons obligés de passer au sit-in et à d’autres méthodes pour que nos droits soient respectés.
Entretien réalisé par Oumar L. Ouédraogo
Lefaso.net
Source: LeFaso.net
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