Petit à petit, les langues se délient et on commence à comprendre. Les porte-parole, officieux ou autoproclamés officiels, sortent progressivement de l’ombre. Il est maintenant question d’indépendance et d’un Etat touareg. La grave question de l’Etat-nation enfouie prudemment au moment des indépendances nationales des années 1960 refait surface.

Avant les épisodes touarègues, il y a eu des secousses comme au Biafra. La question n’est donc pas nouvelle. Mais elle est grave et menace tous les pays issus de la colonisation européenne. Pour une question aussi délicate, il faut s’assurer de manier correctement les mots. Même les spécialistes s’y perdent.

La nation, c’est « une communauté d’individus ayant une certaine unité (langue, culture, religion…) et possédant une conscience plus ou moins nette de cette unité. Cela ne suffit pas. Ce groupe d’individus doit affirmer le « désir de vivre ensemble de leur propre consentement ». Quelque part, nous nous sommes laissé avoir par le langage colonial. Et c’est ainsi que nos nationalités ont été qualifiées d’ethnies.

L’Etat, c’est autre chose. L’Etat désigne le gouvernement et l’administration de cette communauté d’hommes. En somme, la forme de pouvoir.

Il y a d’autres mots, encore plus coriaces : le peuple, la nationalité, le pays. Il y a plus dangereux : le nationalisme. Mais là où ça se complique, c’est quand on veut que l’Etat coïncide avec une nationalité et que cela se vive dans un pays d’un seul tenant. Imaginez une nationalité Bambara, ou Songhaï, ou ce que vous voudrez, qui revendiquerait un Etat et une indépendance ! Il semble même imprudent de l’écrire dans un journal, même sous la forme d’une hypothèse. Quand on vous dit que la question est délicate ! C’est de la bombe !

Que dit l’histoire ?

Regarder le chemin parcouru permet au voyageur de se situer. Du reste, un coup d’œil par-dessus l’épaule ne fait jamais de mal. Ce sont les Européens qui sont venus nous contaminer avec la forme actuelle de l’Etat. Et quand le colonisateur est parti, il n’est pas vraiment parti puisque nous n’avons pas eu le courage de reprendre notre mode de vie antérieur. Et notre imagination n’a pas suffi à mettre sur pied une forme originale du pouvoir. On a donc hérité de l’Etat de type européen, avec les tares et les problèmes qui vont avec. Et nous n’avons pas été les premiers humains à être embêtés par cette histoire. Car cela a coûté des guerres aux Européens.

En même temps que des savants discutaient du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », les politiques et les militaires ont mené des conquêtes pour annexer des contrées entières. Pour forger la nation française, on a dû forcer la main à des peuples pour les intégrer dans un tout unique. Les exemples ne manquent pas. Le cas le plus emblématique, c’est l’Italie. A un moment donné, on s’est aperçu que « Le peuple italien existe : il a une langue (l’italien), des traditions communes (catholicisme, cuisine, mode de vie) et des frontières naturelles (les Alpes et la Méditerranée). » Il aspire donc à former une seule nation. Pourtant en 1850, l’Italie est divisée en 8 Etats. Et il a fallu de longues guerres pour rassembler les morceaux.

Les hommes sont ainsi faits que les sentiments peuvent conduire à des drames. Et c’est partout pareil. Ce qu’il y a chez les Peuls, c’est ça aussi qu’il y a chez les Mossé. Ce qui a couté des vies en Europe nous menace aujourd’hui. Parce que l’histoire et la géographie ne sont pas toujours d’accord. L’exercice n’est pas difficile : il suffit de regarder la carte. Il y a donc des cas où une nationalité voit une frontière traverser son lieu de vie. Vous trouverez des Gourmantché au Burkina, au Niger et au Bénin. De même, les Sénoufos vivent au Mali, en Côte-d’Ivoire et au Burkina. Il y a des nationalités qui ont la malchance de voir des Etats rivaux se disputer leur territoire. Que dire du cas où plusieurs nationalités vivent imbriquées sur une même terre ?

Le compromis de 1963

En mai 1963, les présidents de 32 pays africains se sont réunis en Ethiopie pour mettre sur pied une Organisation de l’Unité Africaine. Ce sont des gens pratiques. Et chacun avait dans la tête le tracé de ses frontières nationales et la bombe posée sur chaque kilomètre de cette frontière. On voit bien que les intérêts des colonisateurs n’avaient rien à voir avec les intérêts des Africains. Bien des frontières sont absurdes. Mais on sait que si on choisit d’y toucher, cela va ouvrir une période de fortes turbulences. Sans qu’on puisse percevoir une issue. Il était donc urgent d’attendre. Les diplomates savent se montrer imaginatifs. On a donc trouvé l’idée d' »intangibilité des frontières héritées de la colonisation ». Formule magique qui traduit un compromis prudent : on laisse les choses en l’état. La question touarègue vient aujourd’hui rappeler brutalement cette réalité. Un peu comme si le gardien d’un dépôt de dynamite s’obstinait à fumer sur son lieu de travail.

L’occupation effective des lieux

Examinons maintenant l’autre ingrédient de cette fâcheuse affaire : la géographie. Autrement dit, qui vit où. Globalement, la population totale des Touarègues est estimée à 5,2 millions. 1,5 million au Niger sur un total estimé à 16.468.886, 900.000 au Mali sur un total estimé à 14.159.904, 1 million en Algérie sur un total estimé à 35,6 millions d’habitants, 60.000 au Burkina Faso sur un total estimé à 16.751.455 et 200.000 en Lybie sur un total estimé à 6.597.960 habitants. Ces chiffres sont à prendre avec beaucoup de précaution. Le plus souvent, il s’agit d’estimation, ou encore des résultats d’un recensement vieux de quelques années. Pour le centre de recherche berbères ou CRB de l’Inalco (Institut National des Langues et Civilisations Orientales) : « L’ensemble des populations de langue touarègue atteint certainement, voire dépasse, 1,5 million de personnes, dont la grande majorité (=1 million) est localisée au Niger et au Mali. Dans les régions sahariennes (Algérie et Libye), les Touaregs ne comptent que des effectifs très limités qui ne doivent pas dépasser les 200.000 personnes. » Autre difficulté, certains chiffres confondent toutes les composantes de la société touarègue, y compris serviteurs, captifs, esclaves ou esclaves affranchis.

Descendons au niveau d’un pays ! Si on lit ce qu’on lit, si on voit ce qu’on voit, et si on entend ce qu’on entend, la question semble concerner la pointe extrême nord de notre pays. Trois provinces : le Soum, l’Oudalan et le Séno. Au Soum, pour une population de 348.341 en 2006, on a 72% de Peuls, puis viennent les Foulsé ou Koroumba, les Bella, les Dogon, et les Mossé. L’Oudalan comptait en 2006 197.240 habitants. Là également les Peuls viennent en première position, puis les Touaregs, les Sonrais, les Haoussa et les Maures. Toujours en 2006, le Séno comptait 264.815 habitants. Peuls 76%, Sonrais 10%, Bella 5%, l’ensemble Gourmantché, Mossé, Foulsé et Bissa 8%, et un deuxième ensemble Haoussa, Bobo, Sénoufo 1%.

Des questions sous-jacentes

A-t-on besoin de commenter ces chiffres ? Cela ne semble guère indispensable. Mais il est permis de se poser des questions. Est-ce pour de telles raisons que l’on cherche à nous mener au chaos ? Comme toujours, c’est après le désastre que nous, pauvres populations, comprenons pourquoi on nous a fait vivre l’enfer. Il a fallu attendre la fin du conflit biafrais pour que du pétrole se mette à jaillir au Nigéria. Parce qu’il y a des gens dans les grands pays qui connaissent notre sous-sol mieux que nous-mêmes. Et c’est ainsi que ce qui pourrait passer pour une bénédiction que le ciel veut bien accorder aux pays pauvres devient source de calamités et de souffrances.

Bien vrai, quand on parle des « hommes bleus » du désert, cela peut plaire aux Occidentaux en mal d’exotisme. Mais la vie, ce n’est pas du tourisme. Il suffit de regarder la structuration d’une société pour comprendre certaines réalités qu’on veut cacher par des campagnes de communication.

La société touarègue est hiérarchisée comme il suit : les Imajaghan : tribus nobles, essentiellement guerriers féroces et redoutés ; Ineslemen : tribus maraboutiques (au singulier ineslem signifie « musulman »), nobles aussi ; Imrad : tribus vassales ; Inaden : forgerons (en fait les artisans) noirs ; Irawellan : anciens captifs touareg ; Iklan : esclave ou si l’on préfère serviteur ; Bellas : esclaves libérés de langue Songhaï ; Bouzou : esclaves libérés de langue haoussa.

Ça ne vous dit rien, une société où les termes « vassal », « serviteur », « esclave » et « captif » reviennent sans cesse ?

Sayouba Traoré

Source: LeFaso.net