Comme on l’a dit précédemment, les discours et les pratiques politiques peuvent avoir déjà oublié ou renié l’insurrection de 2014, nous ne continuerons pas moins de veiller sur elle, c’est-à-dire de la maintenir vivante et actuelle par la réflexion. L’insurrection de 2014 reste la trace ineffaçable à laquelle doivent et devront se ramener toute politique de changement véritable et toute opposition politique crédibles qui ne se payent pas de simples discours bien intentionnés.

Combien paradoxal et aberrant serait-il de se ressouvenir aujourd’hui de la Révolution de 1983 en la personne de son héros Sankara et, dans le même temps, de se détourner, déjà, de l’insurrection plus récente qui s’en inspire et s’en réclame aussi pourtant !

Avant de nous arrêter la prochaine fois sur la nouvelle Constitution et ses polémiques, dirigeons ici le zoom sur la jeunesse insurgée à travers la question précise des koglweogo. Beaucoup a été dit et écrit (cf moi-même, « Justice et sécurité : pourquoi la solution koglweogo doit être provisoire et pas définitive ») sur ces groupes improprement qualifiés « d’auto-défense ». Mais toujours en pro et anti -koglweogo. On s’intéresse au contraire ici aux koglweogo indépendamment de la préoccupation d’y être pour ou contre, afin d’analyser plus librement ce qu’entraîne l’existence même de ces « milices » pour la jeunesse, et surtout la jeunesse insurgée dans sa cohésion.

C’est un fait, les jeunes insurgés se sont, comme tous les insurgés, repartis et dispersés dans les différents partis politiques pro-insurrection après la Transition. Mais, ce faisant, cette force insurrectionnelle, ce moteur de l’insurrection de 2014 qu’est la jeunesse s’est affaiblie et émoussée. Et comme par hasard, en même temps, les OSC qui organisent et mobilisent cette jeunesse insurgée sont-elles aussi en retrait, voire étrangement silencieuses depuis la fin de la Transition.

L’autre facteur de cet affaiblissement de la mobilisation des jeunes insurgés, en dehors du fait que le nouveau pouvoir est un pouvoir régulier sorti des urnes, facteur contemporain du silence des OSC de l’insurrection, est donc le phénomène koglweogo. Il convient d’en faire une lecture qui ne serait pas seulement sociale (insécurité) comme d’habitude, mais surtout politique (l’intérêt politique de ces milices pour le pouvoir ou le gouvernement )

Il est évident que ces koglweogo divisent la jeunesse elle aussi en pro et anti. Mais plus encore que chez les autres composantes de la population, les jeunes insurgés, n’ayant plus rien contre quoi s’insurger et lutter en apparence, sont réduits à s’opposer et surtout se déchirer et même s’affronter entre eux, comme à Zongo au mois de juin dernier, pour raison et cause de koglweogo : il faut bien que l’énergie et la pulsion insurrectionnelle servent et s’investissent dans quelque chose (la lutte contre l’insécurité en l’occurrence), même si les koglweogo existaient avant l’insurrection (il faut justement se demander pourquoi les koglweogo étaient plus discrets avant l’insurrection qu’après !).

Les jeunes insurgés les uns contre les autres dans la cause koglweogo, effectivement ou potentiellement : au grand soulagement de tous ceux que cette jeunesse sevrée d’insurrection pourrait plus ou moins inquiéter et menacer si elle n’était occupée à rien. Là serait aussi l’intérêt politique du pouvoir et du gouvernement pour les koglweogo en lesquels ils trouvent, directement ou indirectement, volontairement ou involontairement, son compte et une certaine paix politique et sociale

Car les koglweogo, au-dela du problème réel de l’insécurité, drainent et entraînent avec eux cet important et imprévisible contre-pouvoir qu’est la jeunesse récemment insurgée si elle n’était occupée à rien d’autre qu’à « surveiller » encore, en quelque sorte, la politique et le pouvoir en place. En ce sens, les koglweogo sont indéniablement un facteur et une puissance d’inhibition sinon, du moins de détournement et de domptage de la force insurrectionnelle des jeunes qu’il faut contenir…

Tout comme les lois libérales sur les pauvres visaient autrefois en Europe à les occuper par le travail même forcé, non seulement par humanité mais surtout pour éviter des révoltes et un désordre social, selon une logique parfaitement mise en lumière par Michel Foucault qui est que les individus que tout pouvoir défend et protège (pauvres, jeunes, malades et fous, femmes, colonisés, etc…, koglweogo ici) sont toujours aussi pour ce pouvoir des individus (potentiellement) dangereux dont il faut…se défendre ! C’est en ce sens que le qualificatif « d’auto-défense » attribué aux groupes koglweogo est à la fois éloquent et incorrect : éloquent, parce que celui qui se défend et se protège n’est pas les koglweogo eux-mêmes, mais le pouvoir qui les soutient, les maintient voire les défend au point de les institutionnaliser ; mais incorrect, parce que rien ne justifie l’auto-défense dans un État, si elle ne vient pas de l’Etat lui-même…

Donc : la raison profonde pour laquelle, en dehors et au-dessus du problème de l’insécurité, le gouvernement et le pouvoir burkinabè à la fois se désolidarisent des excès des koglweogo ET les maintiennent et défendent, en tout cas refusent de les « démanteler » (ou, dirais-je, débander ou dégrouper), est qu’ils y trouvent sans doute leur compte et leur intérêt. Le maintien des koglweogo par le pouvoir ne s’explique pas seulement par le supplément de sécurité qu’apportent les koglweogo dans certaines localités du pays. Car l’on remarque que lorsque ces mêmes koglweogo sont en difficulté dans leurs propres excès de sécurité, parce que d’autres jeunes leur résistent et les affrontent dangereusement comme à Zongo, c’est aux forces de l’ordre, que l’on dit absentes et inefficaces pour justifier l’existence des koglweogo, c’est à elles pourtant que l’on fait évidemment appel pour remettre de l’ordre et de la sécurité : ce qui prouve que l’Etat, s’il ne s’agissait que de l’insécurité, n’a pas véritablement besoin des koglweogo, et qu’il n’est pas du tout inefficace quand il le veut.

Une chose est sûre en tout cas : quand l’Etat a besoin des koglweogo, ceux-ci ne peuvent plus être qualifiés de groupes « d’auto-défense » mais de défense, car l’auto-défense légitime ces milices, jusque dans la bouche et sous la plume des anti-koglweogo, et légitime par voie de conséquence les excès et abus de ces « milices » (à parler proprement, et si l’on quitte toute polémique, les koglweogo ne sont pas des milices dès lors qu’ils sont des groupes de défense et pas d’auto-défense, et qu’ils ne servent pas des intérêts privés et personnels !).

Il faut bien que le gouvernement trouve son intérêt politique à maintenir les koglweogo, pour que tout le raisonnement (du Président du Faso lui-même) selon lequel l’on ne peut dissoudre légalement ces groupes parce que leur existence est déjà…illégale se comprenne ! Cet intérêt politique est d’utiliser les koglweogo comme un dérivatif qui détourne le puissant et donc dangereux contre-pouvoir d’une jeunesse insurgée vers un problème de l’insécurité qui, pour être réel et préoccupant, n’éloigne pas moins de la politique les jeunes investis dans et derrière les koglweogo et qui ne sont alors plus disponibles pour faire de la politique ou plutôt de la contre-politique…

Si cette analyse (ce soupçon) est juste et vraisemblable, alors on peut voir dans l’utilisation des koglweogo par le gouvernement une certaine habileté politique pour se protéger de la jeunesse que le pouvoir est censé protéger et occuper par le travail pour avoir la « paix », ne perdant pas de vue le danger du contre-pouvoir redoutable et redouté de cette jeunesse imprévisible. Mais en même temps, comme une bouteille à moitié vide ou pleine, l’on peut aussi voir dans cette même utilisation politique des koglweogo, au-delà du problème de l’insécurité dont nul ne doute, une imprudence malhabile (ou une malhabileté imprudente) : puisque, en plus du fait que les koglweogo ne sont pas les bienvenus dans toutes les régions et localités du Burkina, les jeunes « miliciens » koglweogo trouvent forcément en face d’eux, et dans leur expansionnisme sécuritaire, d’autres jeunes qui pourraient leur résister aussi, sinon plus férocement qu’ils (koglweogo) poursuivent eux-mêmes les délinquants…

En d’autres termes, la jeunesse est freinée dans ces excès par la jeunesse, et plus précisément, des insurgés koglweogo par des jeunes insurgés anti-koglweogo. Tout comme le pouvoir arrête le pouvoir (Montesquieu). Voilà pourquoi l’habileté de l’utilisation politique des koglweogo par le gouvernement est une demi-habileté qui n’est pas sans danger (le danger même que l’on penserait conjurer par les koglweogo). Et voilà pourquoi la meilleure utilisation de ces koglweogo, la plus véritablement habile, doit être, à mon avis, provisoire et pas définitive, pour justement éliminer à terme les risques d’affrontements entre jeunes divisés en pro et anti-koglweogo…

Or, là comme précédemment, seule une seule et même force politique des insurgés pourrait rassembler la jeunesse insurgée pour impulser énergiquement le changement. Seule une seule et même force politique pourrait efficacement (re)mobiliser cette jeunesse insurgée, aussi forte qu’elle est indivisible, autour d’enjeux politiques et sociaux qui justifient notre mémoire de Thomas Sankara : ce n’est certainement pas dans la dispersion et les querelles de chapelles que les insurgés de 2014 pourraient penser retrouver le héros de la Révolution de 1983 et lui faire honneur. Il est un et unique :

Jeunes insurgés de tous les partis, unissez-vous !…

Kwesi Debrsèoyir Christophe DABIRE

Source: LeFaso.net