La réflexion du jeune juriste burkinabè Gulmer DA n’est pas un écrit de circonstance, elle date d’avant la crise politique qui a abouti à l’insurrection de 2014, et soulève le problème de la pertinence d’une constitutionnalisation de la chefferie traditionnelle dans notre pays au regard de la démocratie républicaine que nous voulons construire.
Au moment où, d’une part, l’on réfléchit sur l’écriture d’une nouvelle Constitution, et où, d’autre part, l’on parle de plus en plus d’une ethnicisation en politique et de la politique au Burkina qui n’est pas seulement rampante et secrète mais s’affiche parfois au grand jour et jusque là où l’on s’y attendrait le moins, chez des politiciens, des diplômés et des étudiants (il ne serait pas possible d’être Président du Faso si l’on n’est pas Mossi, et l’on voudrait que tous les Burkinabè soient les sujets d’un Naaba !), il est plus qu’ opportun de prêter une attention républicaine à la contribution courageuse de DA.
L’occasion d’une rencontre toute intellectuelle avec lui autour de cette question de la place de la chefferie ou de l’autorité traditionnelle (cf « La séparation des autorités » sur Lefaso.net) dans notre Constitution (une place sans statut, qui dissimule et contourne les problèmes y relatifs que l’on pense ainsi résoudre) me donne la chance de commenter (pas résumer) l’essentiel des deux parties (inégales) du livre de Gulmer DA.
L’ idée centrale et directrice que je reformule pour rejoindre les analyses de l’auteur est celle-ci : c’est la Constitution burkinabè qui, précisément dans son Préambule (version de 2012) reconnaît la chefferie traditionnelle (c’est cela sa constitutionnalisation), et consacre ainsi de façon légale l’implication des chefs traditionnels dans la politique, alors que c’est pourtant dans cette même Constitution que l’on trouve les raisons de ne pas constitutionnaliser la chefferie traditionnelle !
La Constitution légalise l’implication des « bonnets » (chefs coutumiers) mais n’est pas à l’origine de l’entrée des coutumiers dans la politique. Elle rend officielle et légale l’implication politique des chefs traditionnels qui a toujours existé de façon officieuse. Gulmer DA rappelle justement que « sur la question de l’engagement de la chefferie dans la scène politique, la Constitution elle-même est muette » (page 23). Elle est muette, à mon avis, parce que cet engagement existe déjà. L’ auteur pense alors que c’est grâce à une interprétation de la Constitution que cet engagement des « bonnets » a été normalisé, c’est-à-dire rendu normal. En effet, dans la mesure où « tous les Burkinabè naissent libres et égaux en droit » (Article 1er de la Constitution), et que « tous les Burkinabè sans distinction aucune ont le droit de participer à la gestion des affaires de l’Etat » (Article 12), pourquoi les chefs traditionnels ne s’inviteraient-ils pas eux aussi dans la politique ?
Autrement dit, l’interprétation favorable à l’engagement politique des « bonnets » fait fond sur le principe de l’égalité des citoyens. Sauf que le gros problème, que l’auteur perçoit sans approfondir et accentuer davantage, me semble-t-il, réside dans la référence même à ce principe de l’égalité et son utilisation dans le mauvais sens, c’est-à-dire celui qui sert…l’inégalité. D’une part, en oubliant sciemment, que ce principe républicain de l’égalité vise, selon la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen des révolutionnaires français de 1789 dont s’inspire le 1er article de notre Constitution, à éliminer l’inégalité monarchique de certains citoyens par rapport aux autres. De façon assez ahurissante, on utiliserait alors le principe de l’égalité des citoyens pour introduire et normaliser en politique des individus inégaux que sont les chefs aux bonnets
D’autre part, en n’étant volontairement pas attentif à la différence de statut social et juridique entre les citoyens ordinaires, normaux dirais-je, et les chefs traditionnels qui sont plus que des citoyens-individus : ces chefs sont des individus-collectifs, en tant qu’ils représentent déjà des citoyens-individus appartenant à des communautés ethniques précises. Gulmer DA, s’il ne le dit pas en ces termes, a bien perçu le problème : « En plaçant ainsi les chefs au même niveau que les citoyens en ce qui concerne l’action politique, le constituant semble avoir perdu de vue que ces ‘têtes couronnées’ ne sont pas à banaliser » (page 24).
Que les chefs traditionnels ne soient pas des citoyens comme les autres, c’est-à-dire soient plus que les autres citoyens (d’où d’ailleurs « chefs » !), des propos du Oula naaba Tigré que cite l’auteur DA le montrent : « le chef est sacré » (page 27), ce qui n’empêche pas le même Oula naaba Tigré d’affirmer aussi : « Un chef, c’est un homme comme tout le monde » (page 32). Aucune contradiction cependant, mais le rappel des deux « natures » du chef : corps simple (Boureau) et double (Kantorovicz) du roi…
Autrement dit, l’interprétation complaisante de la Constitution favorable à l’engagement politique de nos chefs coutumiers n’a jamais fait cette différence juridique et philosophique fondamentale entre un citoyen qui, individu, ne représente que lui-même, et un citoyen qui représente lui-même, en tant qu’individu, et d’autres individus qu’il n’est pas. Les chefs, en tant qu’individus-communautés ou individus-ethnies, ne sont en réalité pas des citoyens comme les autres. Le constituant, en s’abstenant de faire clairement le départ entre ces deux catégories de « citoyens », au nom du principe de l’égalité des citoyens qu’il trahit et insulte par là-même, a légalisé, sans peut-être même le savoir ni le voir, l’ethnicisation dans la politique au Burkina Faso, car il « reconnaît » des citoyens-ethnies sans jamais prendre en compte ce que cela implique pour la Constitution elle-même, ce qui est plus grave :
Parce que la politique se trouve alors contaminée, légalement, par l’ethnicité qui la pénètre par la voie de la reconnaissance non seulement de la chefferie traditionnelle mais surtout des chefs comme s’ils étaient des citoyens-individus, alors qu’ils sont des citoyens-ethnies. Or la Constitution burkinabè interdit, en son article 13, l’ethnicisme et le tribalisme politiques. Certes, me dira-t-on, l’ethnicité n’est pas en soi l’ethnicisme, mais comme personne ne peut savoir précisément à quel moment l’ethnicité innocemment reconnue et légalisée vire à l’ethnicisme, reconnaître la chefferie traditionnelle sans autres précisions, et admettre que les chefs qui sont des citoyens-ethnies soient des citoyens comme les autres, c’est poser dangereusement et légalement les conditions de l’ethnicisation et de l’ethnicisme politiques, dès lors que la Loi permet à ces citoyens-ethnies de faire de la politique : contre l’esprit des articles 1et 13 de la Constitution !
Tout comme, du reste, l’admission naïve des « bonnets » en politique est aveugle à nier le principe de liberté reconnu dès le 1er article de notre Constitution, puisque les chefs citoyens-ethnies influencent considérablement les opinions et choix politiques des citoyens-individus qu’ils représentent traditionnellement : « (…) depuis les temps anciens, les chefs ont toujours décidé et ce qu’ils disent, c’est ce que les gens font, c’est ça qu’il faut suivre » (c’est encore le Oula naaba Tigré que DA fait parler, page 27).
Voter ce que son chef traditionnel dit de voter, ou voter pour les candidats du parti du chef n’est pas être libre. On est atterré de constater que des principes fondamentaux comme ceux d’égalité et de liberté, qui sont des principes de révolutionnaires anti-monarchiques, servent chez nous à conserver et consolider une société hiérarchisée, et à légitimer une domination ethnique et monarchique
Le péril ethniciste est d’autant moins une vue de l’esprit ou une paranoïa de dominés et de faibles que, comme le discute et conteste avec fermeté Gulmer DA, des intellectuels ont tendance à réécrire et manipuler l’histoire coloniale du Burkina et des Mossi dans un sens qui puisse justifier une domination politique de ce groupe ethnique. La mythologisation de l’histoire d’un peuple n’est jamais innocente ni gratuite (nous le savons par l’Histoire elle-même). Une chose est de rappeler par l’histoire aux colons européens que les Africains connaissaient des formes d’organisation et de civilisation politiques avant la colonisation, mais manipuler cette histoire pour dominer ses propres concitoyens et les coloniser de l’intérieur comme des sujets en est une autre d’aussi inacceptable pour l’égalité et la dignité de tous ; surtout au moment où nous parlons démocratie et République au Faso…
Mais le problème de l’ethnicisation en politique et de la politique n’est pas historique, contrairement à ce que l’auteur peut laisser croire en examinant la constitutionnalisation de la chefferie sous l’angle de l’histoire (la première partie représente plus des 2/3 du livre et est historiquement orientée). Ce problème est juridique et politique puisque, selon ma lecture, l’on constitutionnalise exactement ce que la Constitution elle-même aurait permis de ne pas constitutionnaliser, au risque de légaliser un ethnicisme, un tribalisme, ou un régionalisme qu’elle interdit (Articles 1er et 13). Je regrette donc que Gulmer DA (à qui j’ai soumis mon commentaire avant publication), qui est juriste, n’ait pas plus porté le couteau dans cette plaie pour « démolir » cette Constitution et éreinter les politiciens qui trouvent leurs seuls avantages dans cette légalisation de l’ethnicité qui ouvre grandes les portes à l’ethnicisation de la politique
Car, tout de même, que l’on sache, le Burkina Faso n’est pas sous un régime constitutionnel de type éthiopien, par exemple, qui reconnaît et assume un fédéralisme ethnique. J’invite à ce propos tous ceux qui aiment brandir l’argument de la nécessité de « reconnaître nos traditions » à lire ou relire l’article 39 de la Constitution éthiopienne de 1994 pour apprendre ce que veut dire « reconnaître » ce qui y est appelé et défini (alinéa 5) « nations, nationalités et peuples », puisque cette reconnaissance va même jusqu’au droit à l’auto-détermination et à la…sécession (alinéa 1) ! Le Burkina Faso n’en est pas là (et l’État autoritaire éthiopien lui-même ne tolérera sans doute jamais des sécessions, celle des Oromo par exemple !), et il ne suffit donc pas d’inscrire le petit mot « reconnaissance » dans la Constitution s’il sert à camoufler en réalité la non-reconnaissance de certaines communautés ethniques à leur juste valeur, surtout lorsqu’il s’agit d’occuper des fonctions élevées dans le gouvernement de l’Etat…
En même temps, le Burkina Faso n’est pas une République « une et indivisible » à la française. La Constitution dit qu’il est « un État démocratique et unitaire » (Article 31). Mais « unitaire » en quel sens, cela n’est pas défini : s’agit-il d’une unité de juxtaposition et de cohabitation ? D’une unité de soumission et d’assujettissement de minorités à une majorité ? Rien de tout cela n’est précisé dans la loi fondamentale, comme si l’on avait pris soin de ne jamais évoquer la façon dont nous concevons notre unité nationale. Quel modèle constitutionnel voulons-nous entre, par exemple celui d’un fédéralisme ethnique ou celui d’un républicanisme jacobin, ou un autre ? Il faudra nécessairement faire un choix clair et explicite (l’écrire noir sur blanc dans la Constitution)
En tout cas, le constituant ne pouvait pas reprendre l’indivisibilité de la République française (dont il s’est inspiré de la Constitution par endroits), précisément parce que le Burkina n’est pas « un », et que seul est indivisible ce qui est un. L’ unité nationale préoccupe aussi Gulmer DA. Mais une citation de Valère Somé l’a abusé sur la distinction entre une unité nationale à l’européenne autour d’une « même ethnie » (page 53), et une unité nationale à l’africaine faite de « diverses ethnies » (ibidem). Abusé sans le savoir, car ça n’est pas exact : un pays comme la France ne doit pas son unité à une ethnie (laquelle ?) mais par la volonté politique jacobine de faire une République une et indivisible en imposant violemment une seule langue pour tous Français, et en interdisant ou marginalisant tous les particularismes ethniques et régionaux (des régions ayant leurs langues propres qui n’est pas le français, lequel n’est pas la langue naturelle des Français !). Au point que la France refuse toujours aujourd’hui de ratifier la « Charte européenne des langues régionales ou minoritaires »…
Enfin, le problème de l’ethnicisation de la politique au Burkina n’est pas un problème de l’ethnie majoritaire Mossi, mais c’est parce que la politique s’ethnicise en toute légalité qu’elle rencontre forcément l’ethnie Mossi qui est majoritaire et à laquelle elle profite du fait de cette majorité. En d’autres termes, c’est l’ethnicisation légale de la politique qui profite aux Mossi plus que ces derniers n’ethnicisent la politique à leur seul profit, pour cette raison que la Constitution n’a pas été écrite que par des Mossi… Aussi, me semble-t-il, la question de Gulmer DA, dans la dernière et courte partie du livre, de savoir s’il ne faudrait pas changer le nom de notre pays par reconnaissance et respect pour les autres ethnies n’est pas décisive. Revenir au nom plus géographique et neutre de Haute-Volta ne garantit pas la fin de l’ethnicisation et de l’ethnicisme politiques si notre Constitution les légalise mine de rien. L’ Afrique du Sud de l’apartheid avait pourtant une dénomination neutre et géographique, cela ne cachait que les féroces racisme et ethnicisme que l’on sait. De même qu’un changement de l’Afrique du Sud en Azanie ne garantira pas la fin des discriminations et des inégalités même entre Noirs…
Je m’étonne donc que beaucoup traînent les pieds pour changer notre Constitution actuelle qui comporte trop de non-dits et de flous dont l’article 37 reste un exemple qui nous a conduits où l’on sait. Ces non-dits et les manques de précisions simples dans le texte de la Loi fondamentale confortent l’aspect « léonin », inégal et trompeur de notre contrat social burkinabè tel que l’indique le sous-titre du livre de DA, car l’on écrirait alors une Constitution que l’on laisse de côté pour observer et suivre d’autres normes et pratiques plus ethniques et inégalitaires que les principes écrits du texte légal fondamental, selon la loi du plus fort et/ou du plus nombreux, sous le joli couvert de la démocratie entendue littéralement comme loi de la majorité …
Mais on s’étonne aussi que beaucoup ne voient dans le changement de Constitution qu’une modification du statut du seul Président du Faso, avec le passage à un régime moins présidentiel. Cet aspect de la Constitution est important mais combien dérisoire quant au sens que nous donnons à notre vivre-ensemble auquel l’intérêt du livre de Gulmer DA consiste à nous ramener. Là aussi, si nous devions passer d’un régime présidentiel à un régime parlementaire ou d’assemblée, avec un Président dont nous savons maintenant qu’il ne peut rester de toute façon que dix (10) ans maximum au pouvoir, alors que notre vivre-ensemble lui, qui ne connaît pas de mandat à durée déterminée, était empesté et empoisonné par l’ethnicisme, le changement de Constitution n’aura servi qu’à contourner, une fois de plus, le vrai problème du Burkina Faso et des Burkinabè qui consiste, sur un sujet comme l’ethnicisme, à tourner autour du pot (ou plutôt de la calebasse), et de subir docilement et d’absorber toutes les formes d’injustices jusqu’à exploser, s’insurger pour de nouveau s’assoupir…
Voilà pourquoi l’auteur DA est un exemple à suivre, en ce sens : c’est au grand jour qu’il nous faut combattre l’ethnicisme et ses racines constitutionnalisées, quand ce même ethnicisme s’invite et s’affiche au grand jour dans la politique…
Kwesi Debrsèoyir Christophe DABIRE
Source: LeFaso.net
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