Dans ce message bien personnel, Samson Dabiré a décidé de rendre hommage à son père, décédé il y a de cela un mois. Une décision qu’il a prise pour, explique-t-il, « proposer à vos lecteurs une initiative de soulagement (le mot comme remède des maux) et l’expression d’une sagesse que la mort m’a apprise » et aussi « tout simplement partager avec vous et vos lecteurs, une lecture de la mort et une façon de se relever après de tels drames ». Un message bienvenu au lendemain de la fête des pères.

Un mois déjà que tu as été emporté par celle qu’on nomme la « grande faucheuse », l’oméga du destin de l’Homme, la seule qui a le cynique privilège de jouer des tours au Temps et à l’Histoire, celle que toutes les mythologies ont déifiée, que les contes de fée ont sacrée princesse au royaume de l’inconnu, celle qui s’est fait une place de choix dans les mystères humains, le seul rendez-vous commun du riche et du pauvre, du croyant, de l’athée et de l’impie, l’insaisissable, le néant, la puissance d’Hadès, la Mort.

« Ô nuit désastreuse ! Ô nuit effroyable, où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre » cette foudroyante nouvelle : papa se meurt, papa est mort, papa n’est plus. Le Temps s’est arrêté : la douche est glaciale, le corps sue, le cœur se refuse d’infuser la douleur, l’esprit se réfugie dans le rêve, la réalité est trop fumante de sang et de chaleur, les larmes tarissent, la gorge se noue de colère, le corps est fébrile. Non ! Je n’ai pas encore l’âge de l’orphelin et lui ne mérite pas de partir, surtout pas maintenant, et de cette façon.

Et pourtant ! Alea jacta est !

Elle a profité de cette soirée du samedi 28 mai 2016 pour te confondre dans un accident de voiture qui aurait pu rester banal, et abuser de ta faiblesse physique pour t’emmener avec elle. Elle !, celle que j’ai longtemps redoutée mais tenue en respect. Oui père, par toi je viens de côtoyer la Mort, en temps réel ; mais j’établis désormais avec elle des liens d’un nouveau genre : je ne la crains plus, je la défie ; je ne doute plus de son invincibilité, j’ai désormais la certitude qu’elle est lâche et veule, parce que si la Mort avait force, elle vivifierait tout ce qu’elle touche. Mais elle en manque, elle n’a aucune énergie. Elle te nous a arraché d’une brutalité inouïe et d’une ignominie sans pareille. En bonne vulgaire, elle est passée sans noblesse, dans les traits et la cruauté d’un acte de vengeance : l’histoire du village raconte que tu avais remporté contre elle un premier duel, ce qui t’a valu, suivant la tradition, le prénom glorieux de Der – l’enfant revenu de la mort, dans notre langue maternelle dagara.

Mais je l’ai entendue pousser des cris cyniques de victoire dans les douloureux pleurs de toutes ces gens venues des contrées te rendre hommage aux funérailles. J’ai vu sa mine de jubilation sur le visage endeuillé et décomposé par les profonds sillons des cris de tristesse et les épaisses larmes de douleur d’une reine sans roi de maman. Elle a entonné son « laudate » dans le rugissement guttural de désespoir et de colère de Juste, ton benjamin qui venait d’être arraché précocement et à vie à la sève nourricière de l’affection paternelle. Mais moi je lui ai dit dans notre dialogue que sa victoire n’est que pour le temps d’un feu de paille ; qu’elle a cru te posséder sans te voir lui échapper ; que la tristesse, la peur, le deuil, le désespoir, et l’inquiétudes des lendemains qu’elle a cru faire de notre quotidien ne sont que leurre.

Ô Mort, où est ton dard venimeux ? Où est ton impuissance destructrice ? Au contraire, écoute plutôt ce que je dis à papa : je n’ai pas de mélancolie, j’ai de la nostalgie pour toi papa ; je n’ai pas cette tristesse désespérée de ton retour chimérique, mais j’ai cette conviction réelle de ton éternel retour, dans nos moments de doute, de tristesse, dans les retrouvailles familiales, dans les éclats de voix les jours de joie. Ce n’est pas que sentiment d’un croyant en prise au chagrin, c’est l’expression des réalités dans lesquelles tu t’es toujours trouvé, nous avec, et à propos desquelles la Mort n’a aucun pouvoir sur toi, parce que tu vis au plus profond de nous, et nous, c’est toi qui vis. Tu habiteras sans cesse mes songes, tu me murmureras nuit et jour tes volontés et conseils, je rirai inlassablement à tes humours toujours piquants, mieux encore, au fond des salles de classe, devant les livres, comme à l’arrière-plan de l’ordinateur, je te verrai à jamais rayonnant et déterminé en indication de ce leitmotiv, « Duc in altum », avance au large !

Je sais, ô Mort, que tu entends disposer de nos vies, par personne interposée, ou de ton initiative propre. Mais quelle prise peux-tu sur le fait même que nous avons vécu, et que cela même est un actif au compte de l’Eternité ? En s’emparant du corps, tu as toujours bu, depuis des millénaires, à ta propre condamnation, l’essentiel de l’homme survivant coup sur coup dans l’éclatante lumière de l’Être suprême qui te commande. Alors, une fois sortie de l’illusion, où est ton dard venimeux ? Une vanité.

Aussi mon père en homme de valeurs incarne à jamais sur le néant de la Mort une domination. En la transcendant ainsi après avoir fait en ce petit monde d’ici bas le nécessaire pour une famille qui ne manquera sans cesse de mots pour te traduire sa fierté, père, tu as le droit de reposer en paix : « Nunc dimittis ». Ta sérénité sera d’autant plus grande, ô père, digne fils de tes aïeux, que tu as su armer des fils de tes valeurs dont les moindres ont pour nom rigueur, abnégation au travail, courage, compassion, humour, … C’est plus qu’un héritage, c’est un programme : la vie comme expérience et non performance, le travail comme œuvre et non un labeur, l’excellence comme un impératif et non une option.

Et même si, parce que tu as désormais une connaissance immédiate des choses, tu as moins besoin d’assurance de nous que nous de toi, je me plais, dans la simplicité filiale, à répéter l’engagement d’un fils que le père chéri connaît très bien déjà : je saurai avoir la parole d’un fils pour une mère, les conseils d’un frère ainé pour son cadet, et la sagesse d’un chef de famille imposé de force par le destin.

Ce n’est pas de la démesure, mais je ne crains ni l’avenir ni ses surprises ; ils sont des nécessités de la condition humaine. Certes, ma peine est encore lourde, ton sommeil désormais éternel et mon rêve toujours profond. Mais j’ai foi que de là-bas, mêlé au Temps et à l’Espace, tu adouciras en toutes circonstances, par ta bénédiction et ta présence, tout ce que la vie tentera de présenter comme infortune. C’est que j’ai longtemps déjà pris l’engagement qu’aucun effort ne sera à estimer pour l’éternité de ta vie et de ton nom. Sans engager forcément tous autres des tiens dont nos sentiments sont communs, je te promets, pour ce qui sont les devoirs et les responsabilités de ma personne, que je resterai et ferai ta fierté.

Et comme tout serment étant un lien, il n’autorise plus beaucoup de paroles, mais des actes. Aussi, le congé que nous nous donnons n’est qu’un commencement, un nouveau départ, par le tour à l’Alpha : l’Être suprême en qui nous croyons et dont tu m’as appris la vénération. J’ai foi en Dieu que justice te sera rendue pour tout ce que tu as fait. Qu’il t’accueille dans sa grâce et te fasse participer à sa gloire ! Repose en paix ! Tu seras à jamais en nous.

Papa, c’est l’oraison funèbre que j’aurais voulu te lire, si l’aventure et le temps n’en avaient pas décidé autrement.

Trouves-y donc mon dernier hommage pour toi.

Ton fils ainé Samson DABIRE.

Source: LeFaso.net