Chacun se souvient du « limogeage » brutal du Lieutenant-Colonel Norbert KOUDOUGOU, initialement Commissaire du Gouvernement devant le Tribunal Militaire qui a été remplacé et du Juge d’Instruction civil, Monsieur Sébastien RAPADEMNABA en sa qualité de juge d’instruction civil, initialement affecté au même Tribunal Militaire et rappelé, lui aussi à la Cour d’Appel.

Pourquoi un tel remaniement au sein du Tribunal Militaire, visiblement sous le regard impuissant du Ministre de la Justice, Garde des Sceaux, Monsieur René BAGORO qui, interrogé il y a déjà 10 ans par le Journal « Le Pays » en qualité de tout nouveau secrétaire Général du Syndicat Burkinabè de la Magistrature (SBM) affirmait le 26 juin 2006 que « l’indépendance des Magistrats me tient à cœur… » ?

Devenu Ministre de la Justice et Garde des Sceaux du Burkina Faso pendant la transition et après l’avènement du MPP (Mouvement du peuple pour le progrès, ndlr) au pouvoir et invité au point de presse du gouvernement le 12 mai 2016, 10 ans après cette déclaration du 26 juin 2006, le Garde des Sceaux s’est prêté aux questions des journalistes sur les raisons du remplacement du Commissaire du gouvernement, l’officier supérieur Norbert KOUDOUGOU et du Juge d’instruction civil, Monsieur Sébastien RAPADEMNABA en des termes qui ne manquent pas de surprendre le lecteur :

Interrogé par les journalistes, Monsieur René BAGORO, Ministre de la Justice, Garde Des Sceaux a précisé que « Le Commissaire du gouvernement répond directement du ministre de la Défense. Et en tant que tel, il est le représentant du ministre de la Défense auprès du tribunal militaire, il n’est pas juge ».

Et Monsieur René BAGORO d’ajouter très curieusement : « Le Chef de l’Etat, qui est le ministre de la Défense, a estimé qu’au regard de la situation, il avait besoin de le remplacer, de mettre un autre commissaire du gouvernement avec qui il peut facilement travailler. De ce point de vue, c’est une situation normale (…) seul le chef de l’Etat peut dire pourquoi il a remplacé le commissaire du Gouvernement ».

Peut-on dénoncer, de manière virulente, sous le régime de l’ancien Président Blaise COMPAORE la théorie de ce que les auteurs de cette dénonciation, fondée ou pas, appelaient les « juges acquis » et soutenir de nos jours, sans rechigner, que le Président du Faso actuel « avait besoin de remplacer cet officier valeureux, Norbert KOUDOUGOU, et de mettre un autre commissaire du gouvernement avec qui il peut facilement travailler.

Ces propos, si on n’y prend garde, et qui ont l’air d’une banalité journalistique déconcertante, portent cependant gravement une atteinte incommensurable à la séparation entre, d’une part, le pouvoir exécutif, incarné par le Président du Faso et le Gouvernement dirigé par le Premier ministre Paul Tiéba KABA et, d’autre part, l’autorité judiciaire, dont le Tribunal Militaire en constitue un maillon exceptionnel.

En effet, il est de principe fondamental de l’exigence de l’Etat de droit, incarné depuis de nombreuses années par Charles de Montesquieu dans « L’esprit des lois » que « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ».

Sur l’incarcération de l’ancien Bâtonnier Me Mamadou Traoré dans le cadre de l’enquête sur la tentative de coup d’Etat de septembre 2015, le Garde des Sceaux, Monsieur René BAGORO a déclaré qu’il ne pouvait pas se prononcer car il s’agit là d’une décision judiciaire. Il renchérit : « Il faut que les uns et les autres sachent une chose : si on veut l’indépendance de la justice, on doit accepter que quand la justice prend une décision, ce n’est pas au gouvernement de répondre et d’expliquer ».

Or, force est de constater que la Cour de cassation du Burkina Faso vient de prendre deux décisions contradictoires dans la même journée pour rejeter le pourvoi et, finalement, pour annuler les deux mandats d’arrêt délivrés à l’encontre de Monsieur Guillaume Kigbafori SORO ou de l’ancien Président Blaise COMPAORE. Le Balai Citoyen s’en est curieusement ému en réclamant une intervention du Garde des Sceaux pour faire la lumière sur les auteurs de ces décisions contradictoire et, le cas échéant, les traduire en manquement à la discipline professionnelle devant le Conseil Supérieur de la Magistrature en ces termes : Le Balai Citoyen, d’une part, félicite le comité intersyndical pour avoir, le 06 mai 2016, sollicité du Ministre de tutelle la saisine diligente de l’inspection des services judiciaires en vue de situer l’étendue des responsabilités et transmettre immédiatement le dossier au Conseil de discipline. Le comité intersyndical restant par ailleurs convaincu que l’enquête ne devrait pas prendre plus d’une semaine. Il y a là, manifestement, de la part du Balai Citoyen, deux poids, deux mesures… ! L’absence de consultation du Bâtonnier en exercice par le Procureur Général devait tout autant émouvoir cette OSC (organisation de la société civile, ndlr), aux allures d’avant-gardiste. Soyons objectifs si nous voulons être crédibles !

En effet, il est acquis, (silence assourdissant du Balai Citoyen oblige !) et ce, à l’écoute d’une bande sonore émanant du Procureur Général lors de sa Conférence de presse, que les chefs d’inculpation concernant le Bâtonnier Mamadou TRAORE n’étaient pas connus de lui, (déduction faite de ce qu’ils ne pouvaient être utilement communiqués au Bâtonnier en exercice, Me Mamadou SAVADOGO, eu égard à l’obligation de consultation fondée sur les dispositions supra nationales de l’alinéa 2 de l’article 6 du Règlement communautaire).

Et pourtant, ni le Balai citoyen, ni le Garde des Sceaux n’ont pas jugé opportun au nom, pour l’un du devoir de garde sentinelle, et pour l’autre, d’une cohérence de la politique pénale intervenir utilement pour faire libérer, en raison de ce vice rédhibitoire, derechef, le Bâtonnier Mamadou TRAORE. C’est pourquoi l’adage selon lequel « personne n’échappera au jugement de l’histoire » est d’actualité et l’insurrection populaire des 30 et 31 octobre 2014 en constitue une parfaite illustration…

De deux choses, l’une :

- 1. Soit, les Magistrats, même militaires sont indépendants dans l’exercice de leurs fonctions, auquel cas, d’une part, ces limogeages sont intempestifs, inacceptables et inconcevables sur le plan institutionnel, et, d’autre part, le Président du Faso, qui cumule (étonnamment, tout comme l’ancien Président Blaise COMPAORE le faisait de manière régalienne) son poste de Président avec celui du Ministère de la Défense ne pouvait s’autoriser, constitutionnellement, en aucun cas, à « mettre un autre commissaire du gouvernement avec qui il peut facilement travailler » selon les termes mêmes du Garde des Sceaux. Il y a, indéniablement, et le « Garde des Sceaux » en conviendra, qu’il y a deux poids, deux mesures… Ce qui constituerait un comble pour un Ministre qui incarne l’esprit de la justice !. A mon humble avis, la justice militaire ne saurait fonctionner au gré des « desideratas » d’un pouvoir exécutif qui déciderait de quel adversaire politique ou inamical sera emprisonné dans le cadre de cette procédure militaire (illégale pour atteinte aux principes de la séparation des pouvoirs) donc, contraire à notre Constitution. Chacun sait de ce qui est advenu lors du débat sur la modification de l’article 37 de la constitution de sorte qu’il n’est pas utile de ratiociner.

En tout état de cause, la question préjudicielle de constitutionnalité de ce Tribunal Militaire dans sa composition et son fonctionnement actuels ne manquera certainement pas de s’inviter aux prochains débats…Elle promet incontestablement des gorges chaudes sauf si l’exécutif devait se retirer totalement de ce Tribunal militaire, notamment dans la désignation des acteurs de cette juridiction…et cesser de donner des ordres.

- 2. Soit, le Tribunal Militaire sera désormais piloté par des Magistrats littéralement et totalement « acquis » (avec ce que l’on sait de cette notion) au Président du Faso et à son régime politique actuel auquel cas, la légitimité du Tribunal Militaire lui-même sera remise en cause eu égard aux principes fondamentaux de la séparation des pouvoirs entre les organes exécutifs et les autorités judiciaires, (même militaires) telle que prônée par MONTESQUIEU. Les institutions communautaires africaines ne manqueraient certainement pas de s’emparer de cet écart institutionnel du pays des hommes intègres qui a montré, à la face du monde entier, sa capacité à refuser l’injustice. Il faut certainement juger les auteurs de la tentative du coup d’Etat, mais dans les principes républicains dignes d’un Etat de droit et de la séparation des pouvoirs. Ne pas avoir le courage de l’énoncer serait constitutif d’un « silence coupable » puisque « rien ne doit être comme avant » pour ne reprendre là que des expressions triviales à la mode dans notre pays.

Paul KERE

Docteur en Droit de l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Avocat au Barreau de Nancy et du Burkina Faso

Enseignant de Droit.

Source: LeFaso.net