Le président du Faso était en direct à la télévision nationale du Burkina, le 26 avril 2016, au cours de l’émission intitulée « dialogue citoyen ». Répondant à une question, Roch Marc Christian Kaboré avait affirmé que « Nous ne devons plus continuer à former des philosophes et des juristes… par milliers alors qu’ils n’auront pas de boulot ».Dans la lettre ouverte ci-après, Sibiri Nestor SAMNEs’insureg contre cette façon de voir les sciences humaines
Lettre ouverte au Président du Faso, Rock M. KAORE
Réaction à vos propos dans « dialogue citoyen » : Les sciences humaines ne sont improductives que dans les sociétés qui manquent de vision.
Monsieur le Président, qu’il me soit permis de vous féliciter pour avoir répondu positivement àl’invitation de l’ONG Diakonia dans son projet « le dialogue citoyen. », un entretien en direct sur la RTB, le 26 Avril 2016. Votre disponibilité à vous prêter aux questions des journalistes a donné une belle opportunité à vos concitoyens de découvrir vos positions sur les grandes préoccupations de l’heure.
Un tel exercice nous rappelle le Président Sankara, de vénérable mémoire, quisans complexe, allait à la rencontre de (toutes les couches sociales) pour des échanges ouvertes dans un style simple et direct. Je vous souhaite de multiplier ces sorties qui cultivent en nous, non seulement l’amour de la Patrie mais aussi nous inspirent un patriotisme encore plus grand. Le but recherché est sans doute celui de permettre à tous de réagir sur la vision que vous avez de la vie de la nationdans un esprit républicain, avec le désir ardent de contribuer à un plus grand bien.
Des contradictions, jaillit la lumière qui aide à éviter les obstacles subtiles de la route ; toutes chosesque vos défenseurs aveugles ne perçoivent pas forcément ;préoccupés plutôt à vous applaudir à tout rompre,peu importe la direction (bonne ou mauvaise) que vous empruntez. Erreur et ignorance. Le dialogue citoyen, n’est-ce-pas une forme de l’arbre à palabre au service de la démocratie ? C’est à partir de cet angle, que je me suis senti irrésistiblement interpelé parvos propos suivants : « Nous ne devons plus continuer à former des philosophes et des juristes… par milliers alors qu’ils n’auront pas de boulot. »
Monsieur le Président, toute interprétation est un probable risque de déformation de l’idée d’autrui. Cependant, une fois l’idée lancée, elle est aussi sujette à reconstruction par le sujet qui la reçoit.Il y a de ce fait un jeu de va-et-vient entre l’émetteur et le récepteur de cette idée. C’est ainsi que malgré nous, et dans le souci de mieux nous comprendre, nous sommes contraints d’y avoir recours. Je ne maîtrise certainement pas le fond de votre pensée mais elle caresse l’intention de qualifier les sciences humaines (philosophie, sciences juridiques et politiques, sociologie, l’anthropologie,…) des sciences improductives dans le contexte du Burkina actuel.
Voilà qui est bien discutable. Il me souvient du reste, et de façon tangentielle, qu’au sortir d’une autre insurrection populaire, la première d’ailleurs en 1966, le Général Garango (l’un des meilleurs ministres des finances du pays, paix à son âme) avait sorti son oukaze malheureuse selon laquelle l’enseignement serait un secteur improductif. De toute façon, chez certains peuples africains, il n’est jamais d’affirmer que le « chef n’a pas dit la vérité ». Je ne vais déroger à la règle mais….
Les sciences humaines ne sont pas des sciences « amorphes », ennemies du développement. Bien au contraire, elles sont plus que nécessaires au regard des défis auxquels le pays fait face. Les maux qui l’assaillent et les vagues qui le secouent lui imposent le recours indispensable à ces sciences. Le Burkina Faso a besoin d’une « refondation », d’une refonte pour se rebâtir sur une nouvelle base.Tout développement part de l’idée. L’idée est la base de tout. Elle inonde tout. Pour aller à l’acte, il faut partir de l’idée, c’est-à-dire la réflexion qui aide à définir l’Homme, à l’étudier en vue de mieux le servir. Il en découle que toute politique économique, toute innovation scientifique et/ou technologique n’est féconde que si elle vise à servir l’Homme et son environnement vital.
De là, il nous suggère la nécessité de vous souffler que les sciences se complètent, si elles sont vraiment des sciences. L’homme est un tout et par convenance pratique, on a découpé les activités de la connaissance en bytes, en petits morceaux qu’on appelle géographie, géologie, mathématiques, histoire, astronomie, droit, économie, sociologie… et j’en passe. Mais aucune de ces connaissances isolée ne peut vraiment saisir la totalité de cet être divers et ondoyant. D’ où l’effort actif de nos jours pour remettre la connaissance dans son tout qu’elle n’a jamais cessé d’être. De plus en plus, nous assistons à la collaboration entre chercheurs, pour tendre à cette interdisciplinarité indispensable au jaillissement de la lumière.
Une vrai politique de développement est celle qui permet une collaboration complémentaire entres les sciences, la pluridisciplinarité, mieux, l’interdisciplinarité dont j’ai parlé tantôt.
Votre affirmation, au risque de frustrer plus, pourrait dérouter beaucoup d’étudiants et décourager les enseignants. Les compétences sont variées. Chaque fils et filleest dépositaire de talents que l’éducation scolaire et académique doit contribuer à éclore pour le service du pays.
Certains qui excellent dans les matières scientifiques éprouvent des difficultés pour réussir dans les sciences littéraires, et vice-versa. De là découle que tous ne sont pas appelés à s’orienter dans les mêmes filières. Par une telle vision, vous inspirez l’idée que les littéraires seraient moins utiles au pays, les sociologues serviraient peu et les juristes ne seraient pas très sollicités dans les champs du développement.
Je vous comprends si vous nourrissez l’idée selon laquelle les spécialistes de sciences humaines et sociales sont moins demandés sur le marché de l’emploi. Je vous comprends quand je réalise que beaucoup ne voient dans la philosophie qu’une masturbation intellectuelle, de la ballade interminable dans l’univers de l’abstraction.
Et pourtant, ce serait une erreur à ne pas commettre. Si les scientifiques (ingénieurs et autres) ne sont pas guidés, ils conduiront le monde à sa destruction. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. » disait Rabelais. La corruption, le népotisme, la violence, l’incivisme sont les maux de notre cher pays. Comment y remédier sans un changement de mentalité ? Comment changer les mentalités sans un diagnostic sérieux des causes profondes ? Ceci n’est pas forcément le terrain des ingénieurs mais plutôt celui des sociologues, des philosophes, des hommes et femmes de lettres etc.
La philosophe Maxine Greene (toujours vivante avec ses 96 ans bien sonnés), ne croit pas que ce sont les sciences dits dures qui pourront sauver notre humanité du chaos actuel dans lequel il est empêtré. Elle pense plutôt que c’est l’art et les lettres qui réussiront à nous « dé familiariser » par rapport aux laideurs quotidiennes que l’on observe chaque jour dans nos familles, nos voisinages, nos quartiers, nos villes et dans le monde en général. Elle insiste sur le fait que l’art donne libre cours à nos interprétations, fouettant ainsi notre imagination et nous forçant à penser hors des sentiers battus.
N’avons-nous pas besoin de ré-imaginer notre monde en pannes d’idées où nous passons tout le temps à mettre du vieux vindans de nouvelles bouteilles ? L’art, à travers sa capacité à libérer l’intelligence, est à même de nous amener à déceler les murs qui se dressent à nous dans nos communautés. Ce que j’ai dit de l’art par exemple est aussi valable de la sociologie. C. Wright Mills(1958) parle d’imagination sociologique où il nous appelle à voir le personnel comme étant politique car les problèmes que nous vivons sur le plan personnel sont en réalité des problèmes de tout le monde, et qu’il faut voir grand. Il coule donc de source qu’il faut créer un environnement fécond pour un rendement efficient à tous.
Le développement du pays ne peut être envisagé seulement sous l’angle de l’ingéniorat. Cette approche du développement me paraît très insuffisante. Combien de projets n’ont-ils pas échoué parce que dans leur réalisation, on n’a pas tenu compte de la dimension humaine et des facteurs sociologues de la zone ? L’interdisciplinarité est fondamentale dans une société composée d’Hommes à la nature complexe. On ne peut prétendre le servir efficacement que quand on l’a cerné dans toutes ses dimensions sociologiques, anthropologiques, psychiques, religieuses, culturelles,etc. Comment construire une organisation qui réponde au futur ? Comment penser et mettre en place une organisation qui réponde aux besoins des êtres humains ? La conquête du futur ne peut se faire sans une base de réflexion féconde, qui anticipe dans le temps et oriente le présent.
« Nous ne devons plus continuer à former des philosophes et des juristes… par milliers alors qu’ils n’auront pas de boulot. » Et pourtant, les causes du chômage seraient ailleurs puisque les chômeurs du Burkina ne sont pas tous des philosophes ou des juristes ou des sociologues. Il y a aussi des ingénieurs qui sont sans emploi dans le même Burkina Faso. Le manque de « boulot » pour les philosophes et autres, n’est pas une preuve que ces sciences sont inefficaces au Burkina.
Il est plutôt le signe criard que des politiques devraient approfondir leur vision des choses. Concevoir et exécuter une politique d’emploi adaptée aux priorités du moment. Combien d’écoles primaires, de lycées et écoles supérieures sont en manque d’enseignants ? Tous les secteurs de la vie ont besoin des instruits de ces sciences pour mieux réussir. Au-delà du fait que tous ne peuvent pas être fonctionnaires de l’Etat, il y a le fait que l’environnement n’est pas propice à l’entreprenariat privé. La faute est imputable à qui ? Ce que vous dites est justifié si des leaders, « guides-managers » du pays, ignorent l’importance de la philosophie, du droit, de la sociologie au sein de la société.
Ces sciences sont au départ d’un développement qui voudrait placer l’Homme au départ et à l’arrivée de tout système. Contrairement à ce que l’on penserait, ces sciences sont pourvoyeuses d’emplois.
Le saviez-vous ? Les fondateurs de l’ONU, (un partenaire au développement), se sont inspirés des plus grandes avancées de la pensée philosophique et juridique européenne sur la base des idées de l’éminent penseur européen Emmanuel Kant ainsi que celles d’autres philosophes. Emmanuel Kant, s’était appuyé sur la théorie du cosmopolitisme dont « il a fait un projet politique et une théorie juridique ». La planète est notre patrie commune.
Les Hommes qui y vivent devraient se reconnaitre comme le citoyen du monde au lieu de s’enfermer dans leurs petits Etats. « La paix perpétuelle ne peut être atteinte que par la sortie de l’état de nature des Etats pour fonder ce que Kant appelle ‘’une fédération d’Etats libres » ». Partie d’une idée, d’un projet, l’ONU est une réalité depuis 1945 et une source d’emplois considérables dans le monde.
La démocratie sous sa forme actuelle, cette même démocratie grâce à laquelle vous êtes Président, s’est bâtie entre autres, sur les théories de John Locke et de Rousseau, parmi tant d’autres« Rousseau défend le principe d’une démocratie non pas représentative mais directe où tous les citoyens votent les lois. Seul le pouvoir exécutif pourra être confié à un groupe d’individu. La volonté générale est souveraine. Elle ne peut ni se soumettre, ni déléguer ses pouvoirs. »
Le projet de la refondation dont le Burkina a besoin pour se remettre sur les rails authentiques du développement, vous impose le recours à ces disciplines pour relever le défi. Petit pays, pauvre en ressources naturelles, ses vraies richesses sont d’abord ses Hommes. Alors que chacun, pour réussir sa contribution citoyenne à la construction de la cité, devrait avoir le droit d’avoir ses compétences éduquées. Que les orientations se fassent selon le profil et le choix des élèves Que celui qui est porté vers les sciences exactes ne soit pas contraint à s’orienter en littérature et vice-versa.
A la limite, c’est comme si on forçait des femmes à n’accoucher que de filles ou de garçons ! C’est aux leaders d’organiser dans la société et pour la société, la gestion des compétences de ses membres pour en tirer le meilleur profit. Pour y parvenir, il faudrait répondre au profil de leader dont parle le philosophe Platon : « tout bon dirigeant devrait être philosophiquement bien formé et mathématiquement très logique. » Je ne doute pas que vous avez de ces qualités qui vous permettront de concevoir une politique de développement complet pour les Burkinabè.
Toutes les compétences sont utiles, nécessaires et indispensables. Je voudrais ajouter aussi que la finalité de l’éducation ne saurait être celle de former les citoyens pour de l’emploi. Il est de bonne guerre de veiller à l’efficacité externe du système éducatif mais la vraie finalité de l’éducation, c’est de former des citoyens, pas aux têtes bien pleines, mais aux têtes bien faites qui pourront s’élever à la hauteur des exigences d’une société démocratique ; où il n’y aurait plus d’achat de conscience, où chacun connaît ses droits et devoirs et en assume l’entière responsabilité,où l’Homme reste au centre des préoccupations du développement. Sinon, ce développement n’est que croissance sans intérêt pour l’Homme.
Excellence, des déclarations du genre, si elles sont mises en application, pourraient décourager une frange de vos concitoyens et déséquilibrer la société dans ses besoins fondamentaux. A long terme, elles risquent de faire du Burkina une victime de « Kwashiorkor » qui va accroitre la chance du pays de rester chétif en matière de développement.
Je suggère que vous fassiez en sorte que chacun puisse se sentir utile à la nation dans son domaine et selon ses compétences. Trouver une politique d’emploi (pas seulement la fonction publique) qui permette à tous de servir le pays en vue de son propre épanouissement. Je vous souhaite plein succès car tout citoyen qui aime sa Patrie, quel que soit son bord politique, ne devrait jamais souhaiter l’échec d’un régime à la tête de son pays.
.Si vous échouez, ce sont les petits et les pauvres (la grande majorité de votre peuple) qui perdent. Alors, faites du Burkina Faso, un pays où chacun selon ses qualifications, trouvera sa place et son rôle à jouer. M’inspirant de la pensée de Feu Thomas Sankara, je dirai que tout citoyen, surtout tout politicien qui manque de formation idéologique est un danger pour son pays. Dieu bénisse le Burkina Faso.
Sibiri Nestor SAMNE
Communicateur
sasimastor@hotmail.com
Source: LeFaso.net
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